Chapitre 3
Ambre
Pendant que les garçons discutent, les yeux rivés sur le barbecue, je prépare les assiettes et les couverts en essayant de ne pas faire attention à eux.
À lui.
-On mange dehors? demandé-je.
- Oui. J'ai déjà mis une nappe.
Un torchon dans les mains, Mia ouvre le four d'où une petite fumée blanche et chaude s'échappe et y récupère son gratin de légumes de saison. Passant en même temps une main sur son front pour y décoller les quelques mèches brunes qui s'y sont plaquées, elle dépose le plat sur la cuisinière puis referme la porte en verre.
- C'est bon, je pense que l'on va pouvoir passer à table. Astrid, chérie, on mange ! ajoute-t-elle un peu plus fort.
Ma soeur débarque en une demi-seconde dans la cuisine, prend les verres et l'eau puis file dans le jardin. Je récupère la vaisselle que j'ai sortie et pose le tout sur un plateau avant de faire le même chemin. J'ai à peine franchi la porte-fenêtre que Cameron fonce droit sur moi, me débarrassant les
- Laisse-moi faire, sœurette. Tu vas tout faire tomber.
Légèrement déçue du peu de confiance qu'il m'accorde à la réalisation de cette tâche, je grimace. Il dépose doucement le contenu du plateau sur la table et retourne dans la cuisine le ranger.
Mon père et Jayden s'écartent du barbecue, une assiette de viande dans les mains, puis viennent s'installer à leur place. Mia et Henri occupent les extrémités, l'un en face de l'autre, alors que je suis assise entre Cameron et mon père. Ma soeur, face à moi, est juste à côté de Jayden : place qu'elle a exigée. Même si la table est petite, je suis contente de ne me retrouver ni à côté ni en face de lui. Le repas aurait été un calvaire si j'avais dû le passer à contempler mon assiette. Ma belle-mère se charge du service du gratin et mon père de celui des viandes. À les regarder prendre plaisir à servir leur petite famille, je me sens heureuse. Moi qui ne donnais pas cher de leur histoire qui a débuté sur un site de rencontre, je suis ravie de voir que je me suis trompée. Malgré quelques déconvenues ces dernières semaines, ils se complètent plutôt bien et semblent s'aimer. Du moins, ils ont réussi à mettre leurs différends de côté pour aujourd'hui et l'ambiance est au beau fixe.
- Alors, Jay, t'es là combien de temps ?
Ne pensant pas dire quelque chose de mal, Astrid jette pourtant un froid autour de la table. Mia se crispe, mais Jayden, lui, ne semble pas le moins du monde gêné par cette question. Il pose un bras sur le dossier de la chaise de ma sœur puis la regarde droit dans les yeux, un léger sourire étirant ses lèvres. Il a gardé sa casquette sur la tête et je ne peux m'empêcher de trouver son profil sexy. La mâchoire carrée, un joli nez fin, des cheveux bruns débordants au niveau de son front et la visière qui descend le long de sa nuque. Il est viri. Et moi complètement débile à le détailler comme une gamine de quinze ans en plein émoi. Calme-toi, c'est ton demi-frère et avec toi c'est un idiot: imprime et baisse les yeux.
- Jusqu'à début septembre.
Il écarte une mèche de cheveux qui barre le visage de ma soeur pour la placer derrière son oreille, puis se retourne vers la table.
- Et ton diplôme ? demande Cameron, surpris de n'être au courant de rien.
- Je redouble, ajoute froidement Jayden.
Là, plus personne ne répond. Mia pose sa main droite sur l'avant-bras de son fils qui triture, un peu agacé, un morceau de pain posé sur la table.
- On apprend tous de ses erreurs, dit-elle simplement.
- Mais il s'est passé quoi ? rétorque Cameron, toujours aussi perdu que ma soeur et moi.
- Rien. J'ai merdé, je n'ai pas envie d'en parler. Plus tard.
Nous restons quelques secondes interdits, ne sachant pas trop comment alléger l'atmosphère devenue pesante. Cameron a l'air blessé et déçu d'être tenu à l'écart d'informations qui touchent son frère, mais il passe une main sur sa nuque puis se redresse sur sa chaise, tentant de ne rien laisser paraître.
- Bon alors, présente-moi tes muscles, ricane-t-il, le regard taquin en direction de Jayden.
Ce dernier explose de rire, laissant apparaître ses magnifiques dents blanches.
Baisse. Les. Yeux.
- J'ai commencé la boxe à la fac cette année, ça fait quelques mois déjà et honnêtement
j'adore. Si t'es à Seattle à la rentrée, je t'y emmène.
- Vendu !
- C'est comment, Seattle ? lâché-je presque malgré moi, beaucoup trop intéressée par cette
ville et ce qu'elle dégage.
Jayden s'arrête, les yeux rivés sur son assiette. Il hésite quelques secondes puis reprend en s'adressant à Cameron:
- Tu vas voir, en quelques mois, tu vas prendre, c'est impressionnant.
Je rêve ou il m'ignore ?
Je reste immobile, le regard posé sur lui, attendant qu'il se décide à agir avec maturité et qu'il daigne m'adresser la parole. Ça fait trois ans que ça dure et pourtant je n'arrive toujours pas à m'habituer à ça. Ce mec est un vrai gamin et si je dois supporter ses humeurs durant tout un été, je vais vraiment devenir folle. Agacée, je me concentre sur mes légumes, mais je n'ai plus d'appétit.
- Mec, j'ai vraiment hâte d'être à Seattle. Ça a l'air dingue, enchaîne Cameron.
Je lève les yeux sur Jayden et le surprends en train de me fixer. Il fronce un instant les sourcils
puis détourne rapidement le regard et sourit à son frère.
- Honnêtement, c'est une ville super, et les soirées là-bas sont démentes. Promis, petit frère, je te réserve de nombreuses surprises, répond Jayden, malicieux.
D'accord, j'en conclus qu'il a non seulement entendu ma question, mais qu'il a délibérément évité de répondre. Sérieusement ! Il a vraiment douze ans d'âge mental ou quoi ? Autour de la table tout le monde fait comme si rien ne s'était passé. Comme si Jayden ne m'avait pas volontairement esquivée. Comme si tout allait bien dans cette famille.
Alors que mon demi-frère a depuis longtemps décidé que « faire comme si je n'existais pas »
était sa ligne de conduite.
Mia a bien essayé plusieurs fois de discuter avec son fils, pour qu'il soit un peu moins désagréable envers moi, Cameron aussi. Pourtant, la seule chose qu'il leur avait répondue était qu'il ne voulait pas, je cite, « se forcer à parler avec quelqu'un s'il n'en avait pas envie ».
En bien, ce « quelqu'un » t'emmerde, Jayden White!
La table est débarrassée, Astrid est montée dans sa chambre pendant que le reste de la famille est réuni dans la cuisine. Je mets un point d'honneur à ne pas jeter un seul regard vers Jayden, même si sa présence à ma gauche, alors qu'on s'affaire tous à vider et remplir de nouveau le lave-vaisselle, ne me facilite pas la tâche.
- N'oublie pas de réfléchir à ma proposition, Jayden.
Mia interroge mon père du regard, ne comprenant pas où il veut en venir.
- Henri m'a proposé de venir travailler au garage, finit par expliquer l'aîné.
Mon père a ouvert il y a une quinzaine d'années un garage automobile, le Lewis Cars, dans lequel il retape les voitures de collections de particuliers. Au départ, il ne s'agissait que d'une passion pour les vieilles voitures, qu'il a petit à petit transformée en un vrai business florissant. Il emploie trois personnes à temps plein, et je pense qu'une quatrième ne serait pas de trop vu le nombre de demandes qu'il reçoit, parfois même de l'autre côté des États-Unis.
- Dès que la pilule de son renvoi sera passée, je pense qu'il devrait venir faire un tour, ça
l'occuperait. Tu ne crois pas ?
- Si bien sûr, à condition qu'il le fasse avec sérieux, ajoute Mia en se tournant vers son fils, le regard sévère. Ce sera un travail comme les autres et tu n'auras aucune excuse pour ne pas y aller. Tu en es conscient ?
Jayden souffle dans le vide, sûrement déjà blasé d'avoir sa mère sur le dos alors qu'il n'est
rentré que depuis trois heures.
-On en reparle demain, OK? Je dois voir les gars.
Puis il quitte la cuisine sans attendre de réponse de la part de sa mère et claque la porte
d'entrée derrière lui.
Au moins, je ne suis plus la seule qu'il envoie balader..., c'est déjà ça de gagné. Enfin, même si c'est surtout une confirmation plus qu'une victoire : Jayden est un con.
Il a à peine disparu de la pièce que la tension que j'avais accumulée, du haut de ma nuque
jusqu'au milieu de mon dos, s'envole presque aussitôt.
Si sa présence me crispe à ce point, la cohabitation risque d'être encore plus compliquée que je ne l'imaginais...
***
Ce matin, le soleil est au beau fixe et, bien décidée à profiter de ce merveilleux temps pour commencer à bronzer, j'enfile mon maillot dans la salle de bains. J'attache mes cheveux dans une queue-de-cheval grossière, laissant quelques mèches retomber sur le devant de mon visage puis récupère une serviette de plage dans le placard. Je l'enroule vite fait autour de mon corps, jette un dernier coup d'œil à mon reflet dans le miroir et ouvre la porte. J'ai à peine le temps de faire un pas que je percute un corps chaud et dur sur lequel je me cogne violemment le nez et qui, par réflexe, m'agrippe par les épaules pour me stabiliser.
- Oh! Je... balbutié-je.
Je lève les yeux vers la personne que je viens de heurter, et mon regard entre en contact avec deux iris marron, surpris : Jayden.
-... te demande pardon.
La chaleur du contact physique se rompt au moment où il lâche mes épaules en me repoussant du bout des doigts afin de mettre de la distance entre nous. Nous continuons de nous fixer sans un mot et ses sourcils finissent par se froncer, après ce qui semble être de longues minutes. Il me contourne, entre dans la salle de bains puis claque la porte dans mon dos. Je reste ahurie une demi-seconde.
C'est quoi, son fichu problème, à M. Muscles ? Il vient vraiment de m'ignorer alors qu'on s'est
percutés de plein fouet ?
-« Pardon, désolé, je ne t'avais pas vue », c'est trop demander ? Quel abruti, ce type, maugréé-
je, agacée, avant de quitter le couloir pour descendre les escaliers.
Mia et Henri sont partis se balader au bord de la mer, chose assez exceptionnelle et qu'il est important de souligner, en sachant que ma belle-mère ne peut se passer de son boulot plus d'une demi-heure. J'embrasse ma sœur, qui prend son petit déjeuner sur la terrasse, puis vais m'installer près de Cameron sur l'herbe. Rien de mieux pour un dimanche que de larver au soleil avec comme bruit de fond les vagues et les mouettes. Je suis aux anges et ce n'est certainement pas l'attitude de
M. Je-fais-toujours-la-gueule qui va me retirer ce plaisir. Non, même pas en rêve ! Je m'assieds sur ma serviette et commence à m'étaler de la crème solaire, m'enivrant de l'odeur parfumée du monoi mélangée à celle de l'herbe fraîchement coupée. J'ai l'impression d'être déjà en vacances.
- Je sors voir les gars, annonce Jayden, qui vient de passer la baie vitrée.
Habillé d'un tee-shirt rouge, d'un bermuda en jean et de baskets blanches, il porte de nouveau sa casquette placée à l'envers sur le haut de la tête. Il s'approche d'Astrid et lui dépose un baiser sur le front puis se tourne vers son frère.
- À toute, Cam !
Il lui fait un signe de main, me lance un coup d'œil et part sans m'adresser un mot.
Rien de nouveau sous le soleil.