Chapitre 2
Ambre
Ce matin, j'ouvre les yeux difficilement et plaque instinctivement une main sur mon visage. Des flashs de la veille et une vilaine migraine me rappellent à quel point j'ai bu. Ma bouche est pâteuse et j'ai soif : classique d'un lendemain de soirée. Je n'ai pas le temps de m'apitoyer sur mon sort que je comprends la raison pour laquelle je me suis réveillée. Je perçois de l'autre côté de la porte des bribes d'une conversation mouvementée, qui se déroule à l'étage du dessous. Dans un premier temps, j'ai la désagréable sensation que Mia se dispute avec mon père. Chose qui arrive un peu trop souvent ces derniers temps et rend l'atmosphère familiale plutôt tendue. Sans vraiment en connaître tous les détails, j'ai cru comprendre que ma belle-mère cherchait à ouvrir une nouvelle agence d'édition en Europe, en plus de celle qu'elle a ici à San Francisco. Visiblement, ça a toujours été son rêve de s'exporter mais mon père, et j'imagine très bien pourquoi, n'a pas l'air emballé par l'idée. Ce qui a provoqué un froid entre eux quelques jours. Je me retourne pour regarder l'heure sur mon réveil et remarque qu'il est midi. J'ai dormi seulement six heures. Nous avons fait la fermeture hier avec Esther, Cameron et Holly. Je savais que le réveil allait être difficile, mais sûrement pas si tôt. J'entends toujours Mia s'époumoner dans le salon et, vu l'heure qu'il est, mon père est au boulot donc ça ne peut pas être avec lui qu'elle se dispute.
- J'espère que tu plaisantes !... Oui, j'espère pour toi que ce n'est pas définitif... Je ne veux pas
savoir qui a commencé... C'est n'importe quoi... Je te pensais plus responsable.
Soulagée de la savoir au téléphone et non face à mon père, je décide de me lever tout en écoutant le cirque qu'elle fait en bas. Debout sur mes pieds, je mets quelques secondes à me stabiliser. Je ferais bien d'aller boire un verre d'eau et de manger quelque chose parce que j'ai réellement la gueule de bois. J'ouvre les rideaux et ferme aussitôt les yeux au moment où la lumière du jour se propage dans la pièce.
- Merde.
J'ai été trop rapide. La tête me tourne et me fait un mal de chien. Il va vraiment falloir que je me calme sur l'alcool la prochaine fois. Je contourne mon lit pour aller prendre mes affaires de sport, bien décidée à aller courir pour éliminer toutes les mauvaises toxines. J'espère juste que ça va me permettre de me sentir mieux. Fichue gueule de bois. Je descends les escaliers, un peu bancale, et me dirige vers la cuisine. Mia s'est réfugiée dans son bureau. Elle semble s'être calmée mais continue de parler avec son interlocuteur. Je n'écoute plus un mot de ce qu'elle raconte, bois un grand verre d'eau puis prends une banane avant de sortir par le jardin. En quelques pas, je me retrouve sur le sable et commence à partir en petites foulées le long de la mer, la musique dans les oreilles.
L'après-midi est déjà bien entamé lorsque je rentre et le soleil tape sur mes épaules. Je me sens beaucoup mieux. Je suis en sueur et je n'ai qu'une envie, c'est de prendre une douche afin de faire disparaître cette odeur désagréable. Je retire mes écouteurs au moment où je passe le portail qui donne sur le jardin. Je monte dans ma chambre récupérer des vêtements et file sous l'eau tiède, histoire de me rafraîchir un peu. Après avoir enfilé une robe fleurie et des sandales, je descends pour me faire à manger. J'ai tout juste posé la casserole sur le feu que Cameron débarque dans la cuisine.
Vêtu d'un short de sport gris et d'un débardeur blanc qui fait ressortir les muscles de ses bras, il passe une main molle dans ses cheveux bruns en bataille. J'ai toujours trouvé Cameron très séduisant, son mètre quatre-vingt lui donne une vraie prestance quand il entre dans une pièce. Il ne se coiffe jamais et entretient une petite barbe de trois jours qui lui donne un effet négligé. Ce qui rend de nombreuses filles du lycée folles de lui. Moi par contre, je ne l'imagine pas autrement qu'en tant que membre de ma famille, même recomposée.
- Déjà debout ? lui demandé-je. Je pensais que tu allais traîner dans ton lit plus longtemps.
Il vient m'embrasser sur le front, regarde l'eau que j'ai mise à bouillir puis s'assied sur une chaise haute face à la table.
- Je voulais, mais j'ai été réveillé par ma mère.
- Pareil, c'est pour ça que je suis allée courir.
- T'es déterminée, toi, le matin, dit-il, un brin moqueur.
- Je me fais des pâtes, tu en veux?
- Grave ! J'ai une de ces gueules de bois, c'est puissant !
Je rigole tout en sortant deux verres que je remplis d'eau et dans lesquels je plonge un cachet
pour le mal de crâne. Il prend celui que je lui tends et le cogne contre le mien.
- Santé, soeurette !
- Cul sec, réponds-je du tac au tac.
Une fois mon breuvage avalé, je me concentre sur les pâtes tandis que Cameron sort des assiettes et des couverts pour mettre la table dans le salon. Il allume la télé et nous regardons un épisode de Dexter, le temps d'avaler notre repas.
- Au fait, Jayden rentre.
Cameron m'annonce la nouvelle entre deux bouchées. Je reste muette, essayant difficilement d'avaler la cuillerée de pâtes que j'ai dans la bouche - ou peut-être est-ce la nouvelle qui est compliquée à assimiler. Il ne manquait plus que ça.
- Si tôt? réponds-je en geignant presque.
- Oui, apparemment il a été viré de la fac. Ma mère était hors d'elle ce matin, c'était avec lui qu'elle était au téléphone. Il rentre ce soir.
Je repousse l'assiette qui se trouve sous mes yeux, mon appétit a disparu. C'est le retour des emmerdes.
***
Malgré le monde fou qui se promène dans les rues de San Francisco, les filles et moi réussissons à nous installer en terrasse. Le soleil et la bonne humeur sont au rendez-vous ! Après avoir commandé trois boissons fraîches, nous commençons rapidement un briefing de la soirée de la veille.
- J'ai vraiment beaucoup bu, j'ai réussi à émerger du lit qu'à quinze heures. C'était horrible, se plaint Holly, mais par contre la musique était vraiment cool.
- Vers la fin ça partait un peu en live quand même. Heureusement qu'on est rentrées, j'avais les
pieds en compote.
- Je t'avais prévenue, Esther, les talons, c'est pas la meilleure idée en soirée, la taquiné-je, ravie d'avoir raison. Rien de mieux que des baskets pour danser.
- Oui, bon, toi, tu feras moins la maligne la prochaine fois qu'on sort, me menace Holly. Parce que les baskets, c'est confortable, mais ça va cinq minutes!
Je lui réponds avec une moue boudeuse, avant d'exploser de rire avec elle. Elle peut toujours rêver, je ne la laisserai certainement pas me relooker. Je l'adore, mais je n'ai pas ses goûts en matière de fringues.
- Alors, quand est-ce que Tyler et toi remettez le couvert? me taquine Esther.
- Ça me fait du mal de le dire mais c'est vrai qu'il ne t'a pas lâchée de la soirée.
Je hausse les épaules tout en tripotant les coutures de ma robe à fleurs face à la remarque de
Holly.
- Sauf qu'il a du mal à être exclusif, je vous rappelle. Etre en couple à plusieurs, ce n'est pas
réellement ce que je préfère, réponds-je, un peu amère.
- Pourtant, c'est tellement évident qu'il t'apprécie, argumente Esther.
- Peut-être, mais il avait une drôle de façon de me le montrer quand nous étions ensemble, ajouté-je, laissant quelques souvenirs de ses déboires de soirée envahir mon esprit.
Il est vrai qu'il n'avait jamais l'impression de faire quelque chose de mal. Pourtant, fourrer sa langue dans la gorge de plusieurs nanas en soirée n'était pas ce que j'appelais « être fidèle »... Ou alors nous n'avions pas le même dictionnaire. Je bois une gorgée de mon jus de pamplemousse pressé, puis enchaîne dans l'optique de changer de sujet:
- Vous ne savez pas la meilleure ? Jayden revient.
Durant un court instant, la table est plongée dans le silence, avant que Holly ne réagisse avec joie.
- C'est pas vrai ?
- Si. Apparemment, il est viré de la fac, je ne connais pas vraiment le motif. En tout cas, il
débarque ce soir.
- Alors là, on va se marrer, se moque-t-elle ouvertement.
- Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle, marmonné-je.
Je n'ai jamais caché aux filles le mal que j'avais à m'entendre avec l'ainé de la fratrie White.
Lorsque Mia est venue emménager chez nous, elle n'est malheureusement pas venue seule. Cameron était un don du ciel, son frère, en revanche... Une vraie plaie. Dès l'instant où il a posé un pied à la maison, il ne m'a pas adressé une seule parole gentille. Je suis une indésirable et il me le montre très bien.
- Tu crois qu'il a changé ? m'interroge Esther, l'air un peu distraite.
- Physiquement, c'est certain, parce que la fac rend beau. Mentalement... C'est une autre paire
de manches, continue de blaguer Holly.
- T'es grave, laissé-je échapper dans un rire.
- J'ai le droit de rêver, ajoute-t-elle un peu plus sérieusement. Ça fait quoi, six mois qu'il n'est pas rentré ?
- Tu comptes, en plus ? réponds-je, sarcastique. Un truc comme ça... Noël, il me semble.
À ce souvenir, je grimace. La période de Noël me rappellera toujours le premier réveillon que nous avons passé en tant que famille recomposée il y a trois ans. Il était arrivé le 24 au matin pour repartir le 25 au soir. Deux jours catastrophiques. Me décrochant un mot de temps en temps, il ne m'avait même pas remerciée d'avoir participé au cadeau que Cameron lui avait offert. Il ne m'avait rien acheté, pas même une bricole, un porte-clés ou une paire de chaussettes. Je ne demandais pas la lune, juste qu'il se comporte comme une personne civilisée. J'aurais dû me douter que Jayden White était un abruti et que les abrutis restent des abrutis. Le message était clair : je n'étais pas la bienvenue dans son cercle familial.
- Honnêtement, je ne le sens pas du tout, son retour. J'espère juste qu'il n'est pas viré longtemps... Sinon ça va être infernal à la maison.
- Moi, ce que je ne comprends pas, c'est la raison pour laquelle vous n'arrivez pas à vous entendre, commente Esther.
- Parce que c'est un con, la coupe Holly. Il est peut-être beau mais niveau tact et finesse il est bon à jeter à la poubelle.
Sa remarque nous fait toutes les deux rire, mais provoque une réaction assez inattendue de la
part d'Esther.
- N'importe quoi ! répond-elle, à la limite du grognement. Le peu de fois où j'ai parlé avec lui, il était très gentil.
Instinctivement, mes sourcils se froncent et je scrute le visage de mon amie. Est-ce qu'elle plaisante ? Est-elle réellement en train de défendre l'indéfendable aka la tête de con qui me sert de demi-frère?
- À quoi tu joues, Esther? me devance Holly.
- À rien, répond l'intéressée. Je ne comprends juste pas pourquoi tu le détestes autant, Ambre, alors que tu n'as pas non plus cherché à le connaître.
- Parce qu'il m'en a donné l'occasion, peut-être ? m'emporté-je. Et puis, depuis quand est-ce que tu cherches à lui trouver des excuses ? Tu sais à quel point la cohabitation est compliquée avec lui.
Les joues devenues légèrement roses, Esther tripote la paille de son verre entre ses doigts
avant de secouer la tête.
- Je ne lui cherche pas d'excuses. Tu sais très bien que tu es ma copine et que je suis de ton
côté.
Elle marque une pause, laissant un silence lourd s'installer entre nous tandis que les battements
de mon coeur se font plus intenses.
- C'est juste que je trouve dommage que votre relation soit aussi tendue, surtout en sachant que
nous ne connaissons rien de lui.
J'expire une bonne partie de l'air que je contenais dans mes poumons, agacée par la tournure de cette conversation, et même clairement déçue du manque de soutien de mon amie. Consciente que la tension ne redescend pas, Holly vient poser une main sur chacune de nous d'un geste apaisant.
- Sujet clos, ne nous fâchons pas pour si peu, dit-elle d'une voix douce. Devinez ce que Brody a
fait ce matin, ça a rendu ma mère folle.
Nous nous détendons progressivement à mesure que Holly nous raconte les bêtises de son chien, laissant de côté notre accrochage et profitant de ce moment passé toutes les trois. Après tout, je ne vais pas laisser Jayden gâcher aussi mon après-midi!
***
En rentrant, je trouve Cameron affalé sur le canapé ; il n'a pas bougé depuis que je suis partie
voir les filles. Une vraie larve.
- Journée très productive, dis-moi !
- Qu'est-ce que tu crois, un corps comme le mien ça s'entretient.
Je lève les yeux au ciel et me pose à côté de lui devant la télévision.
- Les parents ne sont pas là ? demandé-je.
- Henri est parti chercher ma mère. Ils ne devraient pas tarder.
Et effectivement, peu de temps après, ils passent tous les deux la porte d'entrée. Ma petite sour descend leur dire bonjour puis s'installe à côté de moi sur le canapé et cale sa tête sur mes genoux. Je lui caresse les cheveux tout en regardant le reportage qui passe à la télé, pas vraiment concentrée. La journée est passée beaucoup trop vite à mon goût et la soirée est presque entamée. Ça signifie une chose : il ne devrait pas tarder. Mon pied tape nerveusement contre le sol et je sens une bouffée de stress m'envahir, tandis que je me fustige mentalement de me prendre la tête pour ça. Il ne mérite pas mon attention.
J'écoute ma belle-mère chantonner dans la cuisine pendant que mon père doit probablement être dans le jardin et allumer le barbecue. J'adore cette période de l'année, la chaleur, le soleil, le bruit de la mer et les barbecues. Je salive à l'idée de manger de la bonne viande. Au moment où je me lève pour aller aider Mia, on toque à la porte. Je m'arrête net. Ça y est... J'aurais dû me foutre poliment de qui se cache sur le seuil et pourtant, j'ai une boule grosse comme l'Alaska qui s'est logée dans ma gorge. Il est là ! Le sourire aux lèvres, ma petite soeur me dépasse en courant, sachant pertinemment qui vient de frapper, et se précipite pour ouvrir à notre visiteur. Un énorme sac sur l'épaule, il porte un jogging et un sweat zippé vert bouteille ouvert sur un tee-shirt blanc basique. Une casquette, aux couleurs de son université de Seattle, est posée à l'envers sur le haut de sa tête.
À cet instant précis, je ne peux m'empêcher de penser que Holly avait raison : l'université rend beau et, déjà que Jayden White était un cadeau de la nature, le Jayden White version 2.0 est devenu une putain de bombe. À croire que six mois peuvent changer un homme...
- Jay! crie-t-elle en lui sautant dans les bras.
L'intéressé en laisse tomber son sac par terre afin de lui rendre son étreinte chaleureuse. Il
l'embrasse dans le cou alors qu'elle s'agrippe à lui, manifestement très heureuse de son retour.
Ça en fait au moins une...
- Salut, ma puce.
- Tu m'as trop manqué, t'es là combien de temps ? Tu viendras me voir danser ? J'ai un
spectacle le 30 juin, tu pourras ? Tu seras encore là ?
- Astrid, laisse-le arriver...
Mia la coupe en entrant dans la pièce, un tablier autour de sa taille menue et un sourire accueillant sur le visage. Elle est suivie de près par mon père, les pinces à barbecue toujours dans les mains. Jayden s'approche de sa mère pour lui donner un baiser sur la joue puis il serre mon père dans ses bras. Cameron me dépasse à son tour pour aller faire une accolade à son frère, tandis que je reste debout dans le salon, préférant attendre qu'il fasse le premier pas.
- Mec, arrête de soulever à la salle, tu vas exploser dans ton tee-shirt, là, le taquine Cameron
tout en lui donnant un léger coup de poing dans le ventre.
Je laisse involontairement mes yeux traîner sur son torse, ses bras, ses épaules et en viens à considérer deux options : soit il a vraiment pris du muscle, soit il a fait rétrécir son sweat au lavage, voire le tee-shirt avec. Je déglutis de plus en plus difficilement à mesure que mon regard se perd sur ce monticule de muscles. C'est légal d'avoir un corps pareil aux États-Unis au moins ? Les deux frères se mettent à se chamailler quelques secondes puis, se rappelant qu'il a une deuxième « soeur », Jayden lève son regard et le pose sur moi.
- Ambre, dit-il d'une voix grave.
Il ne me donne pas le temps de le saluer en retour qu'il est déjà dans une grande conversation avec mon père en direction du jardin. C'est tout. Un regard, un signe de tête et un prénom en guise de salutation. Je retire ce que j'ai dit. Six mois à l'université ne changent pas un homme : Jayden 2.0 est toujours un connard.