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Chapitre 03

Chapitre 3

Après des salutations, il s’est engagé sur la route principale de notre quartier sans dire un mot de plus. J’avoue que ça m’arrange. J’ai énormément de mal à savoir comment je dois me comporter avec lui. La dernière fois qu’on s’est parlé et que je l’avais vouvoyé, il m’a interdit de le faire. Je pouvais jurer que ça l’avait agacé. Tutoyer son prof n’est pas chose aisée. Actuellement la question que je me pose est dans la voiture de qui je suis actuellement. La voiture de mon prof ou du type que j’ai rencontré mercredi passé.

-Comment c’était pour toi cette première semaine de cours ? Demande-t-il brisant ainsi le silence.

-Ça va. Vous nous avez mis sur le ton très vite.

-C’est la terminale. Sans doute l’année la plus importante du cursus scolaire.

-L’année du bac, surenchéris-je.

-Oui l’année du bac, raison pour laquelle elle si particulière.

-Mais ça peut aller. Du moins pour l’instant, à part les exercices qu’on nous a donnés, il y a pas de quoi…

-En faire toute une histoire, il finit ma phrase.

-C’est ça.

-En revanche quand les évaluations vont commencer, ce sera une autre histoire.

-J’imagine. Je prie pour que vous ne donniez pas des devoirs en même temps.

Ma phrase le fait sourire.

-Je suis sûr à 100% que vous allez en avoir des semaines chargées.

-En fait c’est quelque chose que j’ai jamais compris.

-Quoi donc ?

-Quand on se retrouve avec 3 devoirs en une semaine. C’est très compliqué pour nous.

-Je sais. Malheureusement pour vous c’est juste une coïncidence. Ce n’est pas comme si on faisait des réunions en salle des profs et que chacun choisissait une semaine pour son évaluation. Ces coïncidences peuvent parfois s’expliquer par le fait que l’administration soit sur nos dos et veuille qu’on lui transmette des notes.

-J’avais jamais pensé à ça.

-C’est normal, tu t’intéresses qu’à la partie visible de l’iceberg.

Je ne trouve rien d’autres à dire. Je remarque qu’il est en train de se garer.

-On est où ? Je pose la question après avoir constaté qu’il avait pas mal roulé.

-Quelque part où je suis sûr du moins je l’espère, de ne pas croiser aucun de mes collègues ou tes camarades de classes.

Nous entrons ensemble. C’est un restaurant assez calme. Seule une table est occupée. C’est normal, il est un peu moins de 18h. J’imagine que ce n’est pas l’heure que choisissent les gens pour manger.

Nous prenons place. Les cartes des menus sont déjà posées sur la table. Il prend le sien tout en silence, j’imite son geste.

-Qu’est-ce qui te donne envie ?

-Je sais pas trop…Répondis-je franchement.

-Après si tu n’as pas faim, tu n’es pas obligée de prendre un plat. J’imagine qu’il est trop tôt pour diner.

-Je confirme.

-Tu peux prendre à boire ou un dessert. Ils font de bonnes glaces, je précise.

-Ah oui. Peut-être que je vais me lancer sur ça.

-Tu peux prendre tout ce que tu veux.

Une fois que nous avons choisi, il fait signe au serveur pour qu’il prenne nos commandes.

Comme j’avais dit, n’ayant pas beaucoup de monde, nous avons été très vite servi.

Je confirme ils font de bonnes glaces même si je dois avouer ne pas avoir eu l’occasion d’en manger beaucoup.

Je finis quand même par poser une question qui me tracassait depuis un moment.

-Je dois t’appeler Monsieur Diaw ou Aziz ?

-Tu es sérieuse là ? Ma question le fait rire. Il doit me trouver drôle.

-Je pose la question parce que la dernière fois je t’ai vouvoyé, tu n’avais pas beaucoup apprécié. Je n’ai pas envie aussi de me faire rembarrer en t’appelant par ton prénom sans que tu m’y autorises.

-Je vois. Abdoul Aziz ça ira.

-Je vois que tu tiens à ton Abdou.

-Non c’est Abdoul et normalement toute personne se nommant Aziz doit tenir à son Abdoul.

-Personnellement, je vois pas ce qui peut le rendre aussi spécial.

-Tu connais l’étymologie de ton prénom ?

-Tu vas me faire un cours de français dans un restaurant ?

-Dans la mesure où c’est un prénom arabe et non français, ce sera plutôt un cours d’arabe. Je répète ma question, tu connais l’étymologie ?

-Je sais que Aziz fait partie des noms d’Allah à part ça, je n’en sais pas plus.

-C’est déjà ça. Il vient d’Al-Azîz signifiant « le Puissant ». Normalement on doit pas donner un nom divin à un simple serviteur d’où la composition Abdelaziz signifiant à son tour abd al-azîz ou le serviteur du Puissant. Abdoul Aziz étant la version sénégalaise.

Il vient de m’apprendre quelque chose que je ne savais pas. Remarque j’ai jamais cherché à en savoir plus, non plus.

-Cependant au Sénégal, on entend souvent Aziz, lui fis-je remarquer.

-Parce qu’au Sénégal, on entend souvent n’importe quoi.

-A qui la faute ? Dis-je en haussant les épaules.

-J’espère que tu respectes les 5 prières.

-Bien sûr que oui. Grand-mère nous a éduqué dans le respect de la religion.

-C’est bien. Mais c’était une question superflue, même si vous ne respectez pas la prière, une fois en terminale vous vous convertissez tous en Ibadou.

Sa remarque me fait rire mais il a bien raison. Les plus pieux sont toujours en classe d’examen.

-J’ai remarqué que tu parles toujours de ta grand-mère. C’est elle qui t’a éduqué ?

-Oui mais à partir de mes 10 ans. Avant je vivais avec mes parents.

-Ils sont où ?

-Pas de nouvelles de mon père depuis bien trop longtemps, quant à ma mère elle a une vie paisible à Saint-Louis. On peut parler d’autres choses ? Je doute que tu m’aies invité pour qu’on parle de mes parents.

-J’avoue.

Il fait un soupir et me donne l’impression de réfléchir. Il doit chercher ces mots. Que doit-il se dire actuellement. Si je devais tuer pour savoir ce qu’il est en train de penser, je le ferai sans réfléchir.

-Bref, faisons-le comme si on tirait un pansement.

-Pardon !

-Je veux dire que quand on tire un pansement et qu’on n’a pas envie que ça nous fasse mal, on tire d’un coup sec.

-Je vois pas le rapport.

-Je sais. Moi non je ne sais pas.

-Alors pourquoi me parler de pansement ?

-Tu es tellement déroutante.

-Je dois prendre ça pour un compliment ?

-Non et c’était loin d’en être un. Je veux quand même savoir : Que penses-tu de tout ça ?

-Je n’en sais rien.

-Moi non plus. Parfois j’ai juste l’impression d’être dans une de ces reality shows avec une caméra cachée, qu’on est en train de me faire une grosse blague et que je suis bien trop bête pour le voir.

-Moi je me dis souvent que la vie elle-même est une grosse blague. J’évite quelque chose toute ma vie pour après me retrouver face à elle et surtout de foncer droit dessus à toute allure sans aucune échappatoire.

-Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

-Je pense que si.

Son sourire en coin confirme ce que je viens de dire.

-Pourquoi tu ne m’avais pas dit ton âge ?

Cette question je m’y attendais. A dire vrai, je savais qu’il allait me la poser dès que ce rendez-vous a été fixé.

-Parce que…Je réfléchis avant de lui dire que je ne sais pas ce qui m’avait pris.

-Peut-être que le terme « Allalou procureur » utiliser par Ibra t’a dérangé.

-Peut-être mais c’était pas une raison. Je suis quand même désolée d’avoir menti. Si je pouvais ne serait-ce que m’en douter qu’on allait se revoir, j’allais pas mentir.

-Si je pouvais ne serait-ce que m’en douter que t’allais être mon élève, je ne t’aurais même pas adressé la parole.

Si je disais que sa phrase ne me vexe pas, je mentirai.

-Tu regrettes ce qui s’est passé ?

-Non, bien sûr que non. Je voulais pas dire ça.

-C’est le moment où je me demande ce que je fais ici. Tu aurais pu juste tout zapper et on aurait fait comme si de rien était. Personnellement, je connaitrai toujours ma place d’élève et je n’attendais rien de toi.

-Tu es là parce que je voulais qu’on parle et c’est ce qu’on est en train de faire. Pour moi zapper n’était pas une éventualité. Si je te dis que depuis notre rencontre à maintenant, à part les deux cours que je vous ai donné tout le reste est un black-out complet, le croiras-tu ? Azizatou, je suis en train de me sentir comme ensorcelé. J’ai beau essayer de te faire sortir de ma tête, tu reviens toujours comme un boomerang.

-J’ai passé toute la semaine à penser à toi.

Les mots sont sortis tout seul et je suis surprise de comment j’ai fait pour avoir le courage de dire cette phrase.

-C’est vrai ? Demande-t-il.

Je réponds par un hochement de tête et il enchaîne.

-Mais c’est mal, dit-il en secouant la tête, c’est complétement immoral et c’est très éloigné de ce en quoi je crois et surtout cette éthique que j’ai toujours défendue.

Je ne trouve rien à dire après ça. Que voulez-vous que je dise ? Que je suis d’accord avec lui ? Encore une fois je me demande ce que je fais ici. Plus il parle et plus mon cœur se serre.

-Et pour couronner le tout, t’es encore mineure.

Il prononce ainsi la phrase de trop. Ne voulant pas en entendre davantage, je me lève.

-Je veux rentrer.

-Non mais…

-Monsieur Diaw, je veux rentrer chez moi.

-S’il te plait, rassis-toi. Je ne voulais pas te vexer et on n’a pas encore fini.

-Je pense que oui. Vous regrettez ce qui s’est passé et croyez-moi sur parole, pas autant que moi. Tout ce qui devait être dit l’est déjà. J’ai cours demain à 8h et je présume vous aussi.

-Azizatou, rassis-toi.

J’ignore sa requête et enchaîne.

-Dimanche est le seul soir que j’ai de libre. J’en profite pour me coucher tôt.

-Je me répète, je ne regrette pas ce qui s’est passé. Et si mes mots te font penser le contraire c’est à tort.

-Qu’est-ce que tu veux alors ? Finis-je avant de me rasseoir. Il dit que je suis déroutante mais je sais que je ne le suis pas plus que lui.

-Toi, qu’est-ce que tu veux ?

-Je ne sais pas.

-Moi non plus.

-En principe, tu dois savoir. C’est bien toi le professeur ici, souris-je.

-Ce professeur n’a pas signé pour ça.

-Il a signé pour quoi alors ?

-Tu verras demain à 13h.

-Comme vous voudrez, M. Diaw.

-Je vais demander l’addition.

Ce sont les derniers mots qu’il a prononcé à mon encontre avant de payer. Ensemble nous regagnons sa voiture de nouveau.

On a beau avoir discuté pendant plus d’une heure. Je pense pas qu’on ait avancé face à la situation. Tout reste flou. Mais j’imagine que c’est normal, aucun d’entre nous ne sait comment gérer cette histoire.

C’est le moment où je me demande ce que j’espérais. Que je le veuille ou non, ce pincement dans le cœur montre juste que je suis déçue. Qu’aurais-je voulu qu’il me dise ? Qu’il me demande de sortir avec lui ? Je serai réellement tenté de sortir avec mon prof ? Ai-je réellement évité les garçons toute ma vie, ai-je rejeté autant d’avance pour me retrouver aujourd’hui en train de m’amouracher de mon professeur et cerise sur le gâteau en terminale alors que j’ai tellement de choses auxquelles accorder mon temps.

Une chose est très claire, je ne peux en disconvenir, il veut pas sortir avec moi. C’est évident que si c’est ce qu’il voulait, il me l’aurait fait savoir.

Je pense que je lui plais, sinon il m’aurait pas dit qu’il pensait à moi. Mais tout ceci risque d’être sans suite. Peut-être que c’est le mieux pour nous.

Tout ce qui me reste à faire c’est de l’oublier et de me concentrer sur mes cours. Le choix ne se pose pas.

-Tu te débrouilles bien en français ? Sa question me fait sursauter. J’étais complément ailleurs, ma tête était posée sur la vitre de la portière.

Il ne manque pas de le remarquer.

-Je t’ai fait peur ?

-Non, j’étais juste un peu trop pensive.

-Tu l’es souvent. Alors tu te débrouilles comment dans ma matière. J’avoue que j’ai pas eu le temps de discuter avec votre prof l’année passée sur ce qui concerne les élèves. Peut-être qu’il aurait pas mal de choses à me dire.

-Je dirais que comme toutes les matières, j’arrive à me débrouiller. J’essaie de tenir la tête hors de l’eau pour toutes les matières. Je considère un coefficient 2 au même niveau qu’un coefficient 6. Je pense que c’est important. Après tout si on se plante sur un coefficient 6, un coefficient 2.

-Tu as de bonnes notes ?

-Je ne suis pas première de la classe mais j’arrive à m’en sortir.

-Juste la moyenne…Rit-il.

-Non plus que la moyenne. L’année passée j’avais fini 3ème.

-Pas mal mais cette année, je veux qu’on vise la première place.

-On ?

-Oui, on. Tu n’as aucune idée de dans quoi tu t’es embarquée.

-Je vois ça, souris-je.

-Sans oublier que je veux la mention au bac et ça ce n’est pas négociable.

J’éclate de rire.

-Mais moi aussi je veux la mention au bac, je parviens à prononcer ces mots quand je me calme. Je veux dire, comme tout le monde en principe.

-Mais, me coupe-t-il devinant déjà qu’il y a un « mais ».

-La mention n’est pas un truc qu’on achète à la boutique.

-Mais ce n’est pas non plus un truc, il insiste sur le mot truc, qu’on obtient en ouvrant une pochette surprise. Quand on se donne les moyens de l’obtenir, on l’obtient.

Je réponds en haussant les épaules. Ce qui est suffisant pour dire je suis d’accord sans être totalement d’accord. Vous comprenez ce genre de langage corporel.

-Tout ce que je peux te dire aujourd’hui c’est que tu peux compter sur moi pour t’aider. J’aurais préféré que tu sois une littéraire, là je t’aurais été d’une plus grande aide.

-T’as fait elle parce que t’étais nul en math…

Là, je suis en train de moquer et il le remarque.

-Non, j’étais pas nul en math. J’ai fait L parce que je le voulais.

-Comment ça ?

-Je suis devenu prof par choix, non parce que le taux de chômage de ce pays a grimpé et que l’enseignement se présente pour certains comme une échappatoire.

-Ton ambition était de devenir enseignant, quoi…

-Mon ambition était d’aimer quelque chose et de transmettre à d’autres cet amour. Lire a toujours été mon passe-temps favori. Quand on était jeune et que mes amis regardaient des films, moi je préférais bouquiner. Résultat, j’ai une bibliothèque chez moi, j’espère qu’il gagnera en taille avec les années.

-C’est beau d’aimer quelque chose.

-C’est bien pour ça qu’on vit.

J’aime parler avec des passionnés, avec des gens qui quand ils veulent quelque chose se donne les moyens de l’avoir pour utiliser de nouveau son expression.

-J’ai vu que tu m’avais pas menti ?

-Sur quoi ?

-Tu pouvais pas me donner ton numéro.

-Je t’ai dit que je n’avais pas de portable.

-Je l’ai su jeudi quand je suis entré dans votre classe et que toutes tes amies étaient en train de manipuler sauf toi…Mais bon, c’est quand même dommage. Pour moi bien sûr avec un téléphone, communiquer serait tellement plus facile.

-Grand-mère ne veut pas.

-Tu vois aucun moyen de négocier cela ?

-Même si je pouvais, j’ai pas les moyens d’en acheter. Mon salaire est déjà insuffisant alors impossible d’économiser pour un téléphone.

-Je ne te demande pas d’économiser, je te le paierai.

Nous sommes arrivés, il se gare au moment où moi je suis en train d’analyser ce qu’il vient de dire.

-Toi tu veux que grand-mère fasse une attaque.

-Tu vas pas lui dire d’où ça vient. Tu trouveras quelque chose.

-J’aimerai bien savoir quoi.

-On se revoit quand ?

-Demain, je suppose.

-Ne fais pas l’idiote, tu sais bien que je ne parle pas de ça. Tu n’as pas de téléphone, ce qui rend difficile le fait de programmer quelque chose à distance. Je pense qu’il serait inconscient de ma part de te retenir de nouveau après un cours. Il faut programmer maintenant.

En principe, ça doit être une requête mais là ça sonne plutôt comme une obligation. Il est si autoritaire.

Puisque je ne dis rien, il propose qu’on se voit dimanche prochain même heure.

Je ne suis pas sûre d’avoir envie de caser tous mes dimanches pour lui, j’ai également des choses à faire.

Comme s’il avait le don de lire dans mes pensées, il propose autre chose.

-Sinon, on pourrait se voir mercredi. Je ne suis pas au lycée, mais je serai dans une école privée qui est à 10mn de marche, normalement tu dois la connaître. Rejoins moi là-bas quand les cours seront finis, on ira déjeuner ensemble.

Je réfléchis à sa proposition avant qu’il ne me parle du portable.

-Et si tu arrive à négocier avec ta grand-mère, on ira t’acheter un téléphone.

-D’accord je viendrai.

J’évite de faire ma difficile, si je disais que je n’avais pas envie de le voir en dehors des cours je mentirai. Quant à cette histoire de téléphone, j’ignore comment négocier avec grand-mère. Je me dis que le fait n’avoir jamais eu de petits copains explique que ça ne m’a jamais insupporté de ne pas en avoir. Il a quand même raison, ça reste le meilleur moyen de communication surtout pour nous qui ne pouvons pas le faire au lycée.

Il m’explique l’école privée en question et oui je connais. Cette école est assez connue ici car ce sont les profs eux même qui l’ont fondée.

Je lui pose pas la question de savoir si c’est risqué car j’imagine que s’il me demande de l’y rejoindre c’est parce qu’il sait que personne nous connaissant tous les deux y sera.

Je rentre chez moi avec beaucoup de question, s’il a autant envie de me voir, s’il veut m’acheter un portable c’est peut-être parce qu’il veut qu’on partage une relation et en même temps j’ai l’impression qu’il ne veut pas d’une relation, mon statut d’élève et de mineur le dérangeant.

Bordel !

Dieu seul sait dans quoi je suis en train de m’embarquer.

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