Chapitre 5
Scarlett
Je garde les yeux rivés sur le palet violemment renvoyé contre les crosses des Terriers de Boston, qui s'acharnent sur leurs adversaires depuis qu'ils ont foulé la patinoire. Ça aurait été un gâchis de louper ce match par orgueil. Ne pas vouloir venir assister à la première rencontre de l'année des gars, juste parce que l'un d'entre eux, tout juste sorti du banc de pénalité, malmène mon cœur sans même s'en rendre compte ? Si j'avais envie qu'il arrête, je saurais très bien quoi faire : lui avouer mes sentiments. Le connaissant, il cesserait immédiatement de me parler, prendrait ses distances juste pour être certain de ne pas me blesser. Sauf que la perspective qu'il disparaisse de ma vie est encore plus douloureuse que celle qu'il en fasse partie sans jamais être à moi.
J'adore le hockey. Ne plus venir serait ridicule. Surtout que je louperais une occasion énorme :
celle de le voir se faire fracasser par les corps durs et musclés des autres joueurs. Le hockey est un sport violent. Edgar est rentré un nombre incalculable de fois avec des ecchymoses aussi grosses que mon poing, placardées sur sa peau blanche. L'idée de savoir que ce soir Nolan aura le corps endolori m'apporte une certaine satisfaction. Une sorte de sentiment de retour de karma, pour toutes les fois où cette semaine il m'a blessée par ses mots et ses gestes.
Je me mets à hurler de concert avec la foule en délire, dès que le palet s'écrase avec force dans les filets adverses, faisant mener Boston d'un point. Le bruit strident annonçant la fin de match résonne presque simultanément et on se met tous à scander le nom du joueur qui vient de nous offrir la victoire.
Martin.
Les mains plaquées contre le Plexiglas qui encercle la patinoire, un sourire fier sur le visage, je regarde l'équipe se ruer avec joie sur mon frère avant qu'il patine jusqu'à moi. Il cogne son poing sur le mien à travers la vitre et me fait un clin d'œil rapide avant de rejoindre les autres joueurs près des portes de sortie
- Putain ! C'était un match de dingue !
Carol pose ses paumes sur mes épaules et me secoue comme une vulgaire poupée de chiffon,
excitée comme une puce. J'explose de rire en la repoussant.
Et ça va être une soirée de dingue, ajoute Page en applaudissant. Cette semaine de rentré ne pouvait pas mieux se terminer !
Nous commençons à suivre le mouvement de foule, nous dégageant des tribunes pleines à craquer pour rejoindre la sortie du stade couvert.
- On te dépose Scar ou tu attends les gars ?
- Non, je vais passer prendre les clés d'Edgar. Il va certainement vouloir que j'aille acheter quelques bouteilles pour ce soir.
- Tu veux qu'on t'accompagne ? propose ma meilleure amie.
- Ca nous permettra de prendre aussi quelques trucs à boire.
- OK, attendez-moi à la voiture. Je vous rejoins !
Je leur fais un signe de main rapide et trottine vers les vestiaires. Le vigile, assis derrière un bureau, me sourit en me voyant entrer. À force de me voir attendre mon frère devant les vestiaires l'an dernier, il ne me demande même plus ma carte étudiante et se contente de me faire un signe de tête poli. Je longe les couloirs vides, attirée par les bruits qui résonnent depuis la dernière porte sur la gauche. L'antre des Terriers de Boston qui sont en train de fêter, certainement tous à moitié nus, leur première victoire de l'année.
J'inspire un long moment avant de frapper contre le bois, espérant secrètement ne pas les déranger durant les douches. Les coups secs en font crier certains et la tête de mon frère passe l'embrasure. Ses cheveux trempés de sueur, son torse humide et quelques marques sur ses épaules, il me barre la route - Tu viens féliciter ton frangin préféré ?
Un sourire de vainqueur vissé sur ses lèvres fines, Edgar hausse les sourcils de haut en bas, me faisant glousser.
- Ça tombe bien, je n'ai qu'un seul frère !
- Tu es en train de dire qu'on a été adoptés ?
La tête fouineuse de Léo se matérialise dans le dos d'Edgar et je soupire en levant les yeux au ciel.
- Fous un calbute, Riley. Tu vas choquer Scar avec ta queue poilue !
Je grimace de dégoût, ignorant les papillons dans mon ventre en voyant la silhouette fugace de Nolan passer derrière.
-Je venais prendre les clés de ta voiture. Je vais aller faire quelques courses pour ce soir !
- T'es un amour !
Mon frère lève les bras au ciel, se reculant de la porte qu'il laisse entrouverte. Il manque de faire tomber la serviette qui tient à peine autour de ses hanches et la rattrape de justesse. Me laissant néanmoins voir le début de sa raie.
De pire en pire.
- Tu peux me prendre une bouteille de tequila ?
Le regard concentré sur le dos de mon frangin, je ne remarque que trop tard Nolan. Debout près de la porte, il n'est pas plus vêtu qu'Edgar. Pour le coup, aucun dégoût ne tiraille mes entrailles ni ne deforme les traits de mon visage.
Non.
Et il me faut toute la volonté du monde pour empêcher mes yeux de glisser sur son torse taillé dans le marbre
Putain.
J'ai vu ses abdominaux une centaine de fois. Je les ai connus à peine formés, juvéniles, puis peu à peu, le corps de Nolan s'est dessiné. Raffermi. Pour devenir celui qui se pointe devant moi ce soir. Un corps brut, ciselé, viril à souhait.
Un corps de hockeyeur.
Légèrement marqué en prime.
Il me tend un billet de cent dollars, largement supérieur à ce qui est nécessaire et je l'attrape, fébrile.
- Tu prendras le reste pour payer les autres bouteilles.
Il disparaît dès que mon frère revient, me lancant rapidement ses clés que je bloque contre ma poitrine. Il me fait un dernier signe de main, laissant les voix rauques et amusées de l'équipe me saluer, avant que la porte ne claque.
Faut vraiment que j'arrête de prendre cette habitude : chercher les clés de mon frère, sérieusement ? Pire des traquenards pour mon cœur.
- Petite copine de joueur ?
Je fronce les sourcils en me tournant vers la personne qui s'est placée sur ma gauche. Les mains prises par un gobelet et une bouteille, je lorgne l'intrus d'un œil inquisiteur avant de lui répondre :
- Pardon ?
- Ton copain est ici ?
- Je n'ai pas de copain.
Il rigole et se penche sur la table, posant ses coudes sur celle-ci de manière nonchalante. Ses yeux perçants m'observent et un sourire éclatant illumine son visage fin.
- C'est cool à savoir, admet-il. Je m'appelle Corey Burton !
II me tend sa paume large et attend patiemment que je la prenne dans la mienne. Un peu déroutée par cette entrée en matière loin d'être anodine, je joue néanmoins le jeu et me présente à mon tour.
- Scarlett Martin.
II se redresse, passant ses doigts dans ses cheveux blonds coupés court.
- OK, donc ce n'est pas un mec mais un frère.
- Je suis la petite sceur du capitaine des Terriers, oui.
- C'est bien ma veine.
II se recule un peu, rigolant tout en me fuyant du regard.
- Tu vas me dire qu'après avoir abordé une fille de manière aussi peu subtile, tu vas plier dès que tu apprends qu'elle est de la famille d'un joueur ?
Je me retourne, m'adossant contre le plan de travail pour faire pleinement face à mon interlocuteur. Les filles sont certainement dans le salon et même si l'appartement est bondé, aucun débordement n'est à prévoir ce soir. Les premiers arrivés sont les premiers servis chez le capitaine et dès que la limite acceptable est atteinte, plus personne n'a le droit de venir à la soirée. Les voisins sont assez laxistes et même si nous faisons clairement trop de bruit, les gars n'ont jamais eu aucun souci avec la police
- Ca dépend si la sœur de ce joueur est prête à coopérer.
- Demande-lui, lâché-je d'une voix taquine.
Je l'ai promis à Paige : parler avec un mec. Et Corey Burton est le premier à oser m'approcher, sans crainte vis-à-vis de mon frère. Enfin, pas au point de détaler comme un lapin, du moins. Au lieu de partir, il reste planté devant moi en me souriant. II se rapproche doucement et pose presque la bouche sur mon oreille. Son souffle chaud provoque une sensation particulière dans le bas de mon ventre et je remercie l'alcool qui coule dans mes veines de me faire ressentir ça. Sobre, il ne m'aurait certainement fait aucun effet.
•Je t'ai observée toute la soirée, me murmure-t-il. Tu me plais beaucoup et je serais ravi si tu passais un moment avec moi ce soir.
Je plaque une main sur son torse en gloussant, le repoussant doucement.
- Ce n'est pas ce que nous sommes en train de faire ?
Il ricane, les yeux braqués dans les miens. Une lueur de défi mêlée à un intérêt non dissimulé brille dans ses iris. Il y a quelque chose chez lui d'attirant. Peut-être parce qu'il est l'exact opposé de ce que je cherche chez un mec.
Il n'est pas Nolan.
- Et avec de la repartie. J'aime ça ! Vous éveillez ma curiosité, mademoiselle Martin.
Je m'apprête à enchaîner mais le corps de Corey percute le mien et un liquide froid mouille mon debardeur. Je sursaute en sentant l'alcool se repandre sur ma poitrine et mon ventre, poussant un petit cri étonné.
- Merde, Scarlett, je suis désolé !
Un mec portant le blouson des Terriers et qui vient de bousculer Corey ne prête même pas attention à nous. Je lorgne de biais cette grande tige, cheveux coupés court, carrure épaisse et nez légèrement cassé. Je ne reconnais pas le joueur. Sûrement un petit nouveau qui se croit tout permis à déambuler dans un appart comme s'il lui appartenait. Tocard.
- Tu peux faire attention, non ?
Le mec ne m'entend pas, ou ignore tout bonnement ma remarque, concentre sur ce qu'il est en train de raconter à la nana en face de lui. Corey se précipite vers le meuble derrière lui pour récupérer de l'essuie-tout. II me tend les feuilles en vitesse, se retenant de poser les mains sur moi pour limiter les dégâts qu'il a causés par inadvertance.
- Ce n'est pas ta faute, dis-je en essuyant le surplus. Je vais me changer !
- Tu habites ici ?
Je hoche simplement la tête et le contourne.
- Tu m'attends ?
Son sourire irradie son visage et il lève son verre vide dans ma direction.
-Je ne bouge pas de là.
Je quitte la cuisine d'un pas rapide, jetant un coup d'œil dans le salon pour voir si les filles ont bougé de la piste de danse et ris en les voyant se déhancher avec entrain. Je me faufile parmi la foule qui s'est amassée dans l'appartement et passe la porte qui mène aux chambres. Le couloir est vide et pas une seule trace de fêtards ne jonche le sol. Encore un atout d'être chez le capitaine de l'équipe :
certaines pieces sont epargnées.
J'entre dans ma chambre en allumant la lumière pour me diriger vers la commode. J'ai à peine le temps de retirer mon débardeur qui me colle à la peau qu'une voix aiguë pousse un cri de surprise.
Je me crispe, plaquant le tissu humide sur ma poitrine presque nue et me tourne vers les bruits dans mon dos.
- Scar ?
C'est une blague ? éructé-je face aux deux silhouettes allongées sur mon lit. T'es sérieux
Nolan ?
Je ne sais pas ce qui me brise le plus. Voir que la première fois que le mec que j'aime est dans mon lit, ce n'est pas avec moi; ou rencontrer sa petite copine dans une situation pareille. Dans ma chambre, alors qu'elle est tout enchevêtrée dans la robe qui remonte au-dessus de ses hanches. Elle se redresse en vitesse pour se rhabiller, fuyant mon regard. Nolan a l'air à la fois étonné de me voir et confus quant a la pièce dans laquelle il se trouve.
- Je peux savoir ce que tu fous dans ma chambre ?
Je suis toujours dénudée et loin d'être en meilleure posture qu'eux. Nolan m'observe une seconde de trop et ie maudis la chaleur que son regard provoque dans ma poitrine, puis il se lève et attrape son tee-shirt noir par terre pour l'enfiler rapidement. Je bloque sur son torse avant de constater la proéminence dans son pantalon.
La bile remonte dans ma gorge.
- Scar, je croyais que nous étions entrés dans ma chambre, je suis désolé.
II a l'air réellement choqué de se trouver ici, mais à ses pupilles dilatées et à la façon qu'il a de se tenir tout en regardant tout autour de lui d'un œil hagard, je sais qu'il n'est pas tout à fait dans son état normal. Il a bu, mais je n'en suis pas moins dégoûtée.
- Dégagez, craché-je.
Harriet, qui ne s'est pas excusée, se précipite dans le couloir, ses chaussures à talons dans les mains. Je reste debout près de ma commode, face à un Nolan terriblement mal à l'aise.
- Scarlett.
Le ton de sa voix doublé de mon prénom qui glisse sur sa langue comme s'il lui avait toujours appartenu fait cesser les battements de mon cœur.
- Ne t'avise plus jamais de te pointer dans ma chambre pour baiser ta meuf dans mon lit. C'est clair ?
II hoche simplement la tête et se dirige vers la porte en silence, il pose une main sur le chambranle et s'arrête une seconde.
- Estime-toi heureuse. Si tu étais arrivée deux minutes plus tard, tu m'aurais vu dans une position bien moins délicate !
II mime de ses mains une prise sur des hanches imaginaires et donne lascivement des coups de reins. Ses dents mordillent sa lèvre inférieure comme s'il était empreint d'un désir brut.
- Casse-toi ! hurlé-je en lui balançant le premier truc que j'ai sous la main.
Mon débardeur.
Il explose de rire et l'évite de justesse. Une main toujours posée sur la porte, son regard glisse à nouveau sur mon corps dénudé. Comme s'il me voyait vraiment pour la première fois. Une lueur indéchiffrable traverse ses iris, mais je n'ai pas le temps de m'y attarder qu'il me fait un clin d'œil espiègle et quitte la chambre. Il referme la porte, laissant son rire grave briser davantage les derniers morceaux de mon cœur, à vif. En moins d'une seconde, je me retrouve seule dans la chambre. Les draps de mon lit sont défaits et l'image de Nolan sur sa copine s'est imprégnée tellement fort dans ma rétine que je suis certaine de faire une insomnie jusqu'à la fin de ma vie. Mon cœur bat la chamade et j'ai un mal de chien à calmer ma respiration erratique. Je suis au bord de la crise de nerfs.
Je n'aurais jamais dû quitter Corey.
Je n'aurais jamais dü emménager ici.
Je n'aurais jamais dû partir de France.