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Chapitre 1

Chenoa

- Salut, Chenoa, me lance une profonde voix veloutée.

L'idée, quand je me suis exilée à des milliers de kilomètres de chez moi, c'était avant tout pour fuir mes démons. Alors, même si mon pire cauchemar n'a pas de forme physique, mais me titille plutôt sous l'aspect de souvenirs amers et de regrets douloureux, trouver Ciaran sur le pas de ma porte m'estomaque assez pour que je me pense victime d'un mirage.

Ouais, je sais, les mirages ne parlent pas...

D'un geste machinal, je masse ma nuque humide et clos brièvement les yeux. Lorsque je me dirige vers mon appartement en ignorant volontairement mon visiteur inattendu, mes mains se mettent à trembler, et il faut que je m'y reprenne à plusieurs fois avant de réussir à insérer ma clé dans la serrure.

J'aimerais accuser la température ambiante de ma soudaine bouffée de chaleur, mais je sais reconnaître

l'étau de l'angoisse lorsqu'il se referme sur mon cœur.

Une angoisse qui me coupe le souffle parce que je ne l'ai pas éprouvée depuis des mois.

Ça fait un an que je vis à Sakété, commune perdue au nord de Porto Novo, au Bénin, et je suis presque

choquée de me rendre compte de la distance qui s'est instaurée entre mon présent et ma vie d'avant.

Le poids dans ma poitrine s'alourdit, réveillant cette souffrance qui, tout en appartenant à mon quotidien, s'est progressivement transformée en un écho... supportable ? L'idée me révulse. Pourtant, elle n'est pas totalement infondée.

- Tu vas continuer à m'ignorer pendant longtemps ? s'étonne Ciaran, une sincérité confuse imprégnant ses

mots.

- Qu'est-ce que tu fous là ? craché-je en faisant volte-face, débordée par des émotions que je voudrais bannir

à jamais. Comment tu as eu mon adresse ? Et puis comment tu m'as trouvée dans ce patelin paumé ?

Et c'est une vraie question.

Sakété est un village carrefour sur la route qui traverse le pays. S'il apparaît sur les cartes, c'est loin d'être un site présentant un intérêt quelconque pour les touristes. Si je m'y suis installée, c'est pour le centre d'hébergement pour orphelins construit par un couple d'Américains. Un emménagement qui tient du secret précieusement préservé.

Ciaran subit ma colère avec un froncement de sourcils éloquent.

Il s'attendait à quoi? À être accueilli comme le Messie ? L'imbécile !

J'ai longtemps considéré mon ex-beau-frère comme un ami sincère, mais quand Connell et moi avons divorcé,

il a pris le parti de son jumeau.

C'était prévisible, mais pas moins douloureux. Parce que Ciaran, Connell et moi étions plus que les membres d'un groupe de musique. Nous nous sommes connus enfants. Avons usé nos fonds de culotte sur les mêmes bancs d'école. Avons perpétré les pires bêtises dans le dos de nos parents.

J'ai toujours cru que ce genre de lien créait des amitiés indéfectibles. Réaliser que ce n'était pas le cas a été

extrêmement douloureux, à un moment de ma vie où j'avais besoin de me reposer sur mes certitudes.

Je ne laisse pas à Ciaran le temps de répondre et m'engouffre comme une furie dans mon appartement. Je me suis installée sur le toit-terrasse de l'un des seuls immeubles du village. J'y jouis d'un espace neuf avec un confort qui, en regard de la plupart des habitations alentour, est de premier choix - ce qui inclut l'eau courante et un générateur pour l'électricité.

Mais pas de climatisation.

Dommage pour moi, car là, tout de suite, je ne dirais pas non à un vent de fraîcheur sur ma peau...

Je balance mon sac à dos sur le canapé et file vers la douche pour m'asperger le visage et la nuque. Je reste un moment penchée au-dessus du lavabo, les joues dégoulinantes d'eau et le cœur tambourinant comme un forcené dans ma poitrine. Bannir toutes les sources de stress de mon existence m'a conduite à relâcher ma vigilance et à penser que j'étais sur la voie si ce n'est de la guérison, du moins d'une sorte d'antichambre silencieuse. Réaliser que je me suis voilé la face est d'une violence incommensurable. Sous le choc, mes yeux s'embuent, mais je refuse de laisser couler ces larmes.

Je me frotte le plexus solaire, consciente que cette douleur ne disparaîtra jamais. Je l'ai acceptée et, pour être franche, je ne voudrais pas qu'elle s'efface. Aussi terrible soit mon châtiment, c'est la preuve que Bella a existé.

Lorsque j'émerge, mes émotions à peu près sous contrôle, je retrouve Ciaran dans le salon. Il campe devant la fenêtre munie d'une moustiquaire, les épaules tendues. Son sac à dos, posé à côté de la porte, accroît ma mauvaise humeur. Il n'y a pas d'hôtel ici, et il est trop tard pour le renvoyer sur la route.

- C'est Barney, n'est-ce pas?

Ciaran pivote et me contemple pendant un long moment, son magnifique regard bleu aussi expressif qu'un puits sans fond. Il est le genre de type qui sera toujours plus à l'aise en petit comité qu'en présence d'une foule déchaînée.

Ce qui explique probablement qu'au sein de notre groupe de rock, ce soit Connell qui ait d'emblée attiré la

lumière. Ciaran est pourtant le compositeur de génie qui a créé les plus belles mélodies de notre répertoire.

- Non, finit-il par répondre. C'est Sunny.

Je respire mieux. Barney est notre manager depuis toujours, enfin « était », puisque The Keels ont été dissous lorsque j'ai quitté le navire il y a deux ans. Une décennie de travail forge des liens puissants, et l'idée d'être trahie par

Je ricane, acerbe. En matière de tromperie, je remporte le challenge haut la main, puisque c'est mon mari, le

premier et seul homme dont je sois jamais tombée amoureuse, qui m'a planté un poignard dans le dos.

- Sunny ? Évidemment..

La femme de Pharell, le quatrième joyeux luron des Keels.

Pharell était le batteur de notre groupe de rock, mais aussi - et surtout - mon meilleur ami. Il a toujours été près de moi, partageant les bons comme les mauvais moments. Il s'est surtout tenu à mes côtés le pire jour de ma vie, tentant par tous les moyens d'insuffler un peu d'air dans les poumons de mon bébé amorphe.

Merde ! Mes yeux se mouillent à mesure que certains souvenirs remontent à la surface. Je les bride, violemment, détournant le regard pour masquer mon désarroi. Un exercice qui m'est devenu familier et qui ressemble à une saleté de bouée de sauvetage. La mienne prend l'eau, mais tant qu'elle me maintient en équilibre...

C'est le mieux que je puisse faire.

Les épreuves m'ont appris que respirer, ou du moins s'y astreindre, ne signifie pas exister ou être. La preuve :

mes poumons se gonflent, mais je suis vide, aussi délavée qu'une veille chemise tout juste bonne à servir de chiffon.

Pourtant, je continue de me lever, jour après jour. Cette promesse, je la tiendrai jusqu'au bout. Ça, également, je le dois à Pharell. J'ai longtemps pensé que j'aurais mieux fait de me laisser mourir. Mais j'ai fini par admettre que mon destin n'était pas de m'envoler avec ma petite Bella.

Qui l'aurait pleurée si j'étais décédée avec elle ? Qui aurait donné du sens à sa si courte existence ?

Pas son père, en tout cas, scande une voix sardonique au fond de mon esprit.

Pour continuer de vivre, je suis donc partie. Loin.

Je n'oublie pas Bella pour autant. Jamais. Le manque qu'elle a laissé, je l'endure chaque jour. Les bras vides

et le cœur saigné à blanc.

- Elle l'a fait pour Pharell, justifie Ciaran avant que je lâche une bordée d'injures.

Mon rythme cardiaque s'accélère.

Ciaran soupire bruyamment, puis sort sur la terrasse, une main fourrageant dans son épaisse chevelure noire.

Je lui emboîte le pas et note machinalement qu'il a laissé pousser de quelques centimètres sa crinière indisciplinée, ce qui accentue son côté mauvais garçon. Cet aspect négligé lui va bien, même s'il me paraît plus morose que dans mon souvenir.

- Il m'a dit qu'il était en rémission ! m'étonné-je en me recentrant sur notre discussion.

- Il t'a menti. Il nous a menti, précise-t-il en accrochant mon regard. Il est sorti de l'hôpital, il y a trois semaines, contre avis médical. Il ne souhaitait pas que nous soyons informés, mais Sunny a jugé que nous n'aimerions pas être tenus à l'écart. Elle m'a appelé.

Je jure entre mes dents. Pharell est têtu. Ça lui ressemble bien, ce genre de plan, même si je n'en comprends

pas le sens.

- Bon sang ! Qu'est-ce qu'il lui a pris ?

- Son état s'est aggravé ces derniers mois.

Je me focalise sur les mots, ces mots que je n'ai pourtant pas envie d'entendre. Pharell a toujours été le

boute-entrain de la bande, celui qui ramenait une bonne dose d'humour quand les choses dérapaient.

- Pourquoi a-t-il quitté l'hôpital, alors ? demandé-je en fronçant les sourcils.

- Parce qu'il est ruiné, explique Ciaran d'un ton fataliste. Il a accordé sa confiance à des personnes douteuses et a perdu des millions en mauvais placements. Le traitement qu'il suit est expérimental et coûte cher. D'après ce que j'ai compris, il veut que Sunny profite du peu qu'il a réussi à sauver.

J'ouvre la bouche, puis la referme. Dix ans de succès nous ont établis à la tête d'un joli pactole, et Connell occupait le rôle envié de flambeur. Pharell a toujours été plus précautionneux. Il est né pauvre, un passé qui l'a incité à préserver ses intérêts.

Je me rappelle qu'il étudiait les cours de la Bourse avec un sérieux qui ne masquait pas sa totale inexpérience

en la matière. Je ne suis finalement pas étonnée qu'il s'en soit remis aux mauvaises personnes.

- Je vais lui prêter de l'argent.

- Je le lui ai déjà proposé, tu penses bien. Il refuse qu'on lui fasse la charité. Il sait pertinemment qu'il ne

pourra pas nous rembourser, c'est pour cette raison qu'il ne nous a pas avertis de sa décision de quitter l'hôpital.

- Merde ! C'est quoi, la solution, alors ? On ne va pas le regarder mourir sans rien faire.

Ciaran laisse planer un silence inconfortable. Au loin, des cris d'enfants se mêlent au chant erratique d'une

Mobylette qui survit en dépit du bon sens. La circulation n'est jamais dense au sein du village, mais le carrefour s'imprègne d'une vie plus fourmillante. À cette heure, les derniers taxis-brousse repartent vers Porto Novo, gonflés à bloc, abandonnant Sakété à un calme presque troublant.

Tourné vers l'horizon, Ciaran semble hermétique à notre environnement, le regard absent alors qu'il observe le paysage de terre rouge.

- Barney et moi avons étudié la question, finit-il par dire, et nous pensons avoir trouvé un moyen de l'aider sans mettre à mal sa fierté. Un moyen qui nous permettra de lui verser une somme suffisante pour qu'il accepte de reprendre ses soins. Nous avons tous une bonne raison de lui filer ce coup de main.

Je hoche la tête en guise d'assentiment. Je n'ai pas besoin d'être convaincue, mais une petite voix insidieuse me martèle que cet argument est destiné à Connell. La mansuétude n'a jamais été le meilleur de ses traits de caractère.

- En quoi consiste ce plan ?

La force tranquille de Ciaran me décontenance. En même temps, c'est tout lui. Le rocher au milieu de la

tempête, bien que les cernes sous ses yeux impliquent un stress prégnant.

- Un concert, annonce-t-il, générant un silence si abyssal qu'il m'explose aux oreilles. Barney a déjà posé une

option pour le réveillon de l'an au The 02.

Un concert ? Dans la plus grande salle de Dublin?

- Nous savons que The Keels, c'est terminé, ajoute-t-il avant que j'aie assez repris mes esprits pour l'engueuler. Et le but n'est pas de recréer le groupe. On se produirait juste pour une date, pour un immense concert avec nos anciens titres et quelques nouveaux, si tu acceptes de te remettre à la compo avec moi. Les bénéfices de notre représentation et du live suffiront à régler les problèmes de Pharell.

La proposition de Ciaran soulève chez moi une envie de vomir. Littéralement. Un haut-le-cœur me traverse le corps, exigeant que je trouve un mur pour m'appuyer. Je vacille, sidérée de réagir aussi violemment. Il me suffit de dire non. De hurler non.

Et Pharell? me crie ma conscience.

Sauf que c'est au-dessus de mes forces.

Parce que ça m'obligerait à revoir Connell. À interagir avec le salopard qui m'a abandonnée dans un chalet isolé, en pleine tempête de neige, alors que les premières contractions me déchiraient le ventre.

Mon bébé, ma précieuse petite Bella, est mort parce que j'ai accouché au milieu de nulle part, sans médecin

pour lui apporter les premiers soins.

Ce souvenir, honni entre tous, me fauche avec la violence d'un tsunami. La sueur ruisselle dans mon cou et

ma vue se floute.

- Je... désolée, lâché-je avant de m'évanouir.

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