Nonnu
- Maman, je m’en vais pour quelques temps, dit Lucia en déposant un bouquet de fleurs sur la tombe de sa mère, qui s’était éteinte à la même date, un an auparavant. Comme je te l’ai dit, je veux reprendre mes études. Mais surtout ne t’inquiète pas, j’ai un peu d’économies et avec ma bourse, ça devrait le faire…
Alors qu’elle se recueillait tranquillement, un homme chauve à la carrure haute et vêtu d’un costume sombre s’arrêta à sa hauteur. Puis d’un fort accent italien :
- Lucia Vittorini ?
Vittorini ? Elle n’avait pas entendu ce nom depuis plus de dix ans. Avant son arrivée en France, sa mère l’avait enregistrée sous son patronyme. Son mari les ayant abandonnées quelques temps avant, elle n’avait aucune envie que sa fille porte le sien.
- Qui la demande ? Hésita la jeune femme, en inspectant les alentours pour s’assurer qu’ils n’étaient pas seuls dans le cimetière.
Cette armoire à glace ne lui inspirait pas confiance, alors autant se montrer précautionneuse.
- Je suis là de la part de votre grand-père, Marco Vittorini.
Marco Vittorini…
L’évocation de ce nom transporta immédiatement Lucia en enfance : le soleil brulant de Lentini, ses hauteurs donnant sur une mer chaude, ses rues pavées, ses habitations pittoresques et surtout les délicieux cannoli dont elle raffolait, et que son grand-père lui achetait à chaque fois qu’elle le visitait.
C’était la belle époque, une époque lointaine aussi.
- Don Marco voudrait s’entretenir avec vous, précisa l’homme en l’invitant à le suivre d’un signe de la main.
- C’est une blague ? Fit-elle en se demandant comment cet homme avait su où elle se trouvait.
- Je ne me permettrais pas.
- Vous voulez dire que Don Marco se rappelle qu’il a une petite-fille ? Ironisa Lucia d’un ton rude. Et que me veut-il après toutes ces années ?
- Vous le saurez si vous acceptez de venir avec moi.
- Vous plaisantez ? Fit-elle désabusée. Cet homme a ignoré mon existence depuis plus de dix ans, et maintenant, je devrais aller le voir comme si de rien n’était ? Désolée mais je ne suis pas intéressée.
- Donna Lucia, l’arrêta l’envoyé de son aïeul alors qu’elle allait partir. Je comprends votre désarroi, mais permettez-moi d’insister. Votre grand-père n’a pas cherché après vous pour des raisons qu’il vous expliquera. Cependant, et même si je ne suis là que pour vous transmettre son message, je peux vous dire qu’il n’a pas eu le choix. Alors, s’il vous plaît, rencontrez-le et vous jugerez par la suite.
La berline noir aux vitres fumées roulait à toute allure aux abords des quais. L’homme qui la conduisait, lui expliquait que Don Marco était descendu dans l’un des hôtels de la capitale.
Lucia l’écoutait que d’une oreille. Son esprit était trop occupé à essayer de deviner les raisons qui avaient poussé son grand-père à s’éloigner d’elle. De toute façon, aucune n’était valable à ses yeux.
D’abord son père, puis lui. Non, son comportement était impardonnable et elle avait accepté de le voir juste pour lui dire le fond de sa pensée.
« On ne se refuse rien, pensa la jeune femme en descendant devant le luxueux établissement. »
Elle avait oublié que Don Marco était le descendant unique d’une vieille famille aristocratique, et qu’il était à l’abri du besoin grâce à ses nombreuses terres.
Sa mère et elle n’avaient pas été aussi bien loties, elles avaient passé dix années de misère. Il n’y avait pas eu un jour où elles n’avaient pas compté, où elles ne s’étaient pas privées. Ce n’est qu’après que Lucia ait décroché ce poste de pervenche, que leurs finances se sont stabilisées. Malheureusement, elles ne profitèrent pas de cette amélioration, l’état de sa mère ayant fortement décliné.
Devant la porte de la chambre où allait avoir lieu la rencontre, la jeune femme inspira profondément pour tenter de se calmer. De sa main tremblante elle lissa le dessus de ses cheveux puis cogna trois coups. Une voix à peine audible lui dit d’entrer.
Un bref regard en direction de l’homme qui l’escortait, puis elle ouvrit la porte.
D’un pas chancelant, elle se dirigea à l’intérieur.
Le cœur de Lucia se serra douloureusement, son menton se mit à trembler, et bien malgré elle, des larmes inondèrent ses grands yeux noirs.
L’homme qui se tenait devant elle était méconnaissable.
Où étaient passées les larges épaules qui l’avaient porté le long des chemins pour se rendre à la pasticceria, et les pommettes pleines et rosies par le bon vin de Syracuse qu’elle aimait tant embrasser.
Le regard franc et lumineux de Don Marco s’était creusé et assombri. Son corps, qui était autrefois grand et robuste, était recroquevillé dans un sinistre fauteuil roulant.
En un instant, la colère de la jeune femme se mua en tristesse. Un sanglot lui échappa tandis que son grand-père lui tendait les bras.
- Lucia, fit-il d’une voix faible mais pleine d’émotions.
- Nonnu…