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Chapitre 5

Ma première pensée en me réveillant ?

« Aïe ».

Mais ce sont mes conneries, à moi de les assumer. Je savais très bien que je ne tiens absolument pas l'alcool, c'était calculé. Alors il va falloir faire avec ce mal de crâne, faire avec cette sensation d'être étranger dans mon propre corps, faire avec... Vous avez compris l'idée.

Néanmoins il est hors de question de me réduire à cet état de larve, je vaux mieux que ça. Alors je me mets une fois de plus en sourdine. Tous les signaux envoyés par mon corps peuvent se déchainer autant qu'il leur plaira, je ne leur accorde pas la plus petite attention. Je sais parfaitement ce qui les réduira au silence immédiatement et irrémédiablement.

Alors dès les premières foulées, dès les premières inspirations et expirations, je me galvanise de cette sensation à nouveau beaucoup trop libératrice. Comme instinctivement prévu tout quitte mon corps. Ma tête retourne au néant, cette gêne s'apparentant beaucoup trop à une nausée tenace s'estompe d'elle-même et je ne suis à nouveau plus que légèreté au fil de mes foulées. Je ne sais pas réellement où je vais, je laisse mes pas me guider. Mon corps est entièrement en pilotage automatique et je sais d'avance que sans devoir réfléchir je serai pile devant chez moi à l'heure prévue. Soi-disant que les hommes ont un sens de l'orientation plus développé, alors une fois de plus je ne déroge pas à la règle. Je ne déroge à aucune règle.

Cependant aussitôt de retour de ma course matinale, les symptômes du 'tu as déconné hier' refont leur grand retour. Ma parenthèse est déjà finie, retour dans la peau de Rafael Garnier. Retour merdique. J'en suis encore là dans mes pensées quand des éclats de rires me stoppent net.

Je n'avais pas réfléchi en rentrant, je m'étais tout naturellement dirigé vers la cuisine. Comme tous les matins. Je me lève, je cours, je déjeune. Seul. Sam ne se lèvera jamais à cette heure-là et elle n'a jamais été somnambule au point de rire toute seule dans la cuisine, Dieu merci. Mes parents sont rarement présents, mais le peu de fois où ils le sont, ils ne rient pas. Mes parents sont nés d'une malformation les empêchant de rire, je ne vois que ça.

Alors ce n'est pas normal. Je déteste ce qui n'est pas normal.

Mais bien entendu, je ne suis pas stupide. On peut facilement me donner un bon nombre de défauts, un très grand nombre, mais je ne suis pas stupide. Car oui mes parents sont bien levés, je reconnais leurs voix. Et s'ils sont là, tous les deux, ça ne peut vouloir dire qu'une satanée chose.

Lui aussi est là.

Je pourrais très bien faire demi-tour, revenir sur mes pas en silence et me contenter de rejoindre ma chambre. Ou Sam. Est-ce que je dois aller la réveiller ? Ce serait égoïste. Et risqué. Mais bon sang j'ai besoin d'elle là. Alors oui je pourrais faire tout ça, mais c'est comme si mon corps s'était bloqué à la seconde même où mon cerveau avait assimilé la situation. Je suis incapable de bouger, incapable du moindre mouvement.

Appeler le 911 ne serait pas une mauvaise idée actuellement.

Et là, parce que bien sûr quiconque connaissant ma vie mais surtout ma poisse l'a vu venir, ce qui devait arriver arriva. Au cas où vous n'auriez pas encore compris je suis du genre prévisible comme mec. Je me lève, je cours, je déjeune. Je suis réglé pire qu'une horloge, parfois je m'effraie moi-même. Mais prévenir l'imprévu est vite devenu vital à mes yeux. Alors bien sûr, bien sûr, ma mère a compris que je suis de retour.

« Rafael ! Viens par-là ! »

Sa voix retentit de la cuisine. Je sens une perle de sueur glacée rouler contre ma nuque et se perdre dans mon dos. Alors on y est, c'est maintenant ? Une nouvelle fois, je pourrais faire la sourde oreille et me contenter de tourner les talons. Mais ce serait déplacé, donc ce serait changer mes habitudes, donc ce serait lui accorder assez d'importance pour prendre ce risque. Oui je réfléchis beaucoup. Trop. Pourquoi je ne suis pas tout simplement resté courir...

Mes oreilles bourdonnent affreusement, mais mon corps retrouve l'usage de ses muscles tandis que j'avance, pas après pas. Qui aurait cru que le chemin de l'entrée à la cuisine me paraitrait un jour aussi long ?

Malo. C'est Malo que je vais revoir. Le Malo. Est-ce qu'il a changé ? À cette simple pensée je me mords la joue en me retenant de lever les yeux au ciel par la même occasion. Évidemment qu'il a changé, je ne l'ai pas vu depuis onze ans. C'est un homme, plus un petit garçon. Est-ce que je vais le reconnaître ? Est-ce que lui va me reconnaître ? Et merde, à force de me questionner ridiculement pour la centième fois depuis l'annonce de son retour, je suis déjà arrivé devant la cuisine.

Ok. Agir naturellement.

Je franchis l'entrée, tombant nez à nez avec mes parents et leur air radieux et rayonnant au visage. Sur le moment, oui ça me vexe. Qu'est-ce qu'il a de si extraordinaire ? Il n'est pas leur fils, moi si. Je ne me souviens pas qu'ils m'aient déjà regardé avec le même air hagard et épanouis. Mais j'ai d'autres chats à fouetter. Façon de parler.

Ok. Agir naturellement.

Je porte mon attention derrière eux, là où je suis supposé la porter. Sauf que je ne suis pas supposé avoir affaire à cette situation. Il doit me rester des restes d'hier, il le faut. Je ne peux pas réellement faire face à cet air moqueur, à ce sourire railleur. Alors stupidement la seule chose qui me vienne à l'esprit et qui franchisse mes lèvres, quand mes yeux écarquillés détaillent la personne me faisant face, c'est :

- Jafar ?

Et là, c'est carrément le signal pour le voir exploser de rire sous mes yeux. Comme ça, sans pression. Le rouge me monte immédiatement aux joues, au front, à la racine des cheveux, je suis même prêt à parier que mes cheveux eux-mêmes ont pris la même teinte. Est-ce que quelqu'un peut m'expliquer ce qu'il se passe ici ? Mais c'est avec une hilarité encore beaucoup trop présente sur ses traits que l'inconnu d'hier se redresse et me regarde à nouveau dans les yeux. La dernière fois que je l'ai vu, ses lèvres étaient sur les miennes. Là il se trouve dans ma cuisine. À côté de mes parents. À rire de moi. Et afin de bien continuer d'accentuer mon incompréhension et ma gêne la plus totale, il se rapproche à grands pas et vient me serrer affectueusement dans ses bras.

- Salut Mufasa.

Ses mots résonnent tout contre mon oreille et je suis à peu près sûr d'être le seul à les avoir entendus.

- Bordel de merde...

Une nouvelle fois ce sont les seuls mots à ma portée. Je me rappelle très bien ma blague idiote sur son frère. Son frère. Moi ? Bordel de merde.

- Rafael, ton langage.

Mon père me fait les gros yeux, n'arrivant toutefois pas à prendre un air sévère. Jafar alias Malo s'est reculé de quelques pas, et je jure vouloir m'enterrer dans le trou le plus profond qui n'ait jamais été creusé plutôt que de devoir affronter ce regard effrontément moqueur une seconde de plus.

Pourquoi. Pourquoi ne semble-t-il pas le moins du monde surpris ?! Pourquoi semble-t-il prendre son pied de la situation la plus tordue de l'histoire des situations tordues ?! Il... J'y crois pas. J'ai embrassé mon frère. Mon putain de frère.

Je suis sale.

- Je... euh je... excusez-moi.

J'ai pris le temps de m'excuser certes, mais à toute vitesse et en bégayant lamentablement. Les mots ont à peine terminé de franchir mes lèvres que je recule déjà, faisant demi-tour et sortant de la cuisine le plus vite possible. Mes mains tremblent furieusement. La vague vient de me frapper de plein fouet alors même que je n'ai jamais appris à nager dans de telles conditions. Les images défilent dans ma tête dans l'incohérence la plus totale. Je revois Malo enfant, son sourire, son air toujours rieur. Comment, mais comment j'ai pu être aveugle à ce point ? Onze années n'ont pas réussi à altérer ce sourire moqueur.

Au milieu de toutes ces images se succédant et s'entrechoquant, un mot résonne en moi.

Sale.

Je me sens immensément sale. Je l'ai embrassé. Il m'a embrassé. J'ai aimé ça. Je suis un grand malade, un putain de dégénéré.

Je me retrouve dans un temps record dans la salle de bain en face de ma chambre. C'est sans perdre plus de temps que je me déshabille complètement et vais sous la douche. L'eau n'a pas encore eu le temps de chauffer mais c'est bien le dernier de mes soucis actuellement. J'ai beau frotter, encore et encore, j'ai l'impression que les traces sont toujours sur moi. Je me sens toujours aussi sale. Souillé. Alors je continue de frotter, chaque parcelle de ma peau y passant et en ressortant à vif.

Je ne sais pas combien de temps je reste sous l'eau devenue brûlante, mais quand je ressors, rien ne semble avoir changé. Je me sens toujours aussi mal. Que diraient les gens s'ils savaient ? Que diraient mes parents ? Que dirait Sam ? Et lui, pourquoi n'a-t-il pas semblé surpris, même un instant ? Non, il s'est contenté de rire et de me serrer dans ses bras. Il a la gueule de bois au point de ne pas se souvenir d'hier ?

Et d'un coup la seconde vague me frappe à son tour. Les conditions ont beau être encore plus... étranges que prévues, le résultat n'en est pas moins le même. Il est réellement de retour. Ce n'était pas une blague tordue, pas un cauchemar. Cet homme va réellement reprendre sa place dans ma famille comme si de rien n'était, comme s'il n'avait pas agi en parfait enfoiré depuis des années. J'ai l'impression d'avoir vu pour la première fois de ma vie un fantôme, et Dieu seul sait à quel point je ne suis pas fan des fantômes.

C'est toujours mécaniquement que je rentre dans ma chambre et m'habille de vêtements propres. Au moins je n'ai plus aucun effet de gueule de bois, je suppose que c'est l'avantage. La blague... Je m'installe sur mon lit, attrape mes écouteurs et laisse mon regard dévier sur mon plafond. Pendant combien de temps ? Aucune idée. Un moment. Mais j'aurais voulu que ça dure plus longtemps.

Seulement j'entends toquer contre ma porte, et c'est sans attendre de réponse que la personne derrière l'ouvre et entre.

- Je te dérange ?

Alors ça y est, il lui a fallu une heure pour que monsieur se sente déjà comme chez lui ?

- Non.

Oui, bien sûr que oui tu me déranges. Tu n'as rien à faire dans ma chambre, rien à faire dans ma maison ni même rien à faire dans ce pays. Mais je n'aurai jamais le courage de lui dire réellement ce que je pense, je n'ai déjà pas le courage de le regarder dans les yeux. J'ai peur de redevenir le petit garçon que j'ai été, celui parti depuis bien longtemps.

- Cool. J'avais envie de te parler, je peux ? T'es parti un peu précipitamment tout à l'heure...

Je ne réponds pas, gardant mon regard bien fixé sur le plafond alors que plus aucune musique ne résonne dans mes oreilles. Il ne semble pas s'en alarmer alors que je le vois du coin de l'œil s'avancer dans ma chambre et jeter un œil sur littéralement tout ce qui l'entoure. Je profite du fait qu'il ne m'accorde aucun intérêt pour le détailler légèrement. J'ai toujours autant de mal à lui attribuer l'image du garçon gravé en moi, du mal à réaliser que c'est la même personne que j'ai sous les yeux.

- J'ai l'impression que rien n'a changé. Enfin... presque rien.

Il se retourne finalement et me surprend à le fixer. Un large sourire s'étend de part et d'autre de son visage, alors qu'il s'avance jusqu'à s'assoir sur mon lit. Il a osé. Je me redresse précipitamment et replis mes jambes contre mon torse, instaurant le maximum de distance possible entre nous et restant muet. Il ne semble pas s'en préoccuper puisqu'il poursuit l'air de rien :

- Je veux dire, j'ai vu des photos alors je savais à quoi tu ressembles maintenant, mais le voir en vrai... ça fait un choc.

Il rit légèrement mais mes oreilles sont soudainement redevenues bourdonnantes tandis que sa phrase fait échos en moi. Et alors je ne peux tout simplement plus garder le silence.

- Attends tu... tu savais à quoi je ressemble ? Mais hier...

Il rit à nouveau. Mon incompréhension doit se lire sur chaque parcelle de mon visage, en plus évidemment d'une gêne immense, même pour moi.

- Ok, c'est pour ça que t'es mal à l'aise. Je m'excuse Rafael. C'est juste... quand je t'ai vu entrer dans ce bar et rejoindre tes amis, j'y ai pas cru. Je veux dire combien y avait-il de chances que je tombe justement sur toi alors que je devais te revoir le lendemain ? Élise et Stéphane n'étaient même pas au courant que j'étais déjà arrivé. Enfin bref, quand tu es venu me voir je me suis dit que tu avais compris, que tu m'avais reconnu. Je ne sais pas si j'ai été déçu ou non, mais j'ai bien vite compris qu'en plus d'être bourré tu n'avais aucune idée de qui j'étais. Alors j'ai voulu m'amuser un peu tu vois, comme on en avait l'habitude tous les deux. On s'inventait toujours de nouvelles identités tu te rappelles ? J'ai dit la première chose qui me soit sorti par la tête, et mon Dieu tu y as cru c'était tellement drôle. D'ailleurs je ne suis pas le seul à ne pas avoir été complètement honnête... vingt ans hein ?

Il ricane en me lançant une œillade alors que je reste pétrifié, mon cerveau tentant d'assimiler ce qu'il entend. Mais Malo ne semble pas s'en soucier ou du moins ne pas s'en apercevoir alors qu'il continue, quand tout en moi hurle pour qu'il se taise.

- Après... Ouais j'aurais dû te stopper, c'était stupide. Je voulais juste réapprendre à te connaître, voir celui que tu étais devenu, jusqu'où tu serais prêt à aller pour un pari. Tu es toujours aussi hilarant au passage.

Ses yeux sont rieurs, l'ensemble de son visage est rieur. Est-ce que ce type peut rester sérieux deux secondes ? Arrêter d'agir en parfait abruti ?

- Pardon ? Tu m'as laissé te... t'embrasser, tout en sachant qui j'étais ? Je ne sais pas comment ça se passe dans ton pays, mais ici on n'embrasse pas ses supposés frères.

- Oh, oh, pause. C'était pour rire Rafael, juste pour rire, je suis désolé si ça t'affecte tant. Et... supposés frères... ?

- Supposés rien du tout...

Ma voix n'est qu'un léger filet aussi sonore qu'un chuchotement. Je n'aurai jamais le cran de le regarder droit dans les yeux pour lui sortir le fond de ma pensée sans flancher. Mais au moins je le fais, c'est déjà beaucoup. Et au moins il a entendu. Alors déjà il reprend, la voix beaucoup moins assurée :

- Je... D'accord. On n'a pas de réels liens toi et moi, mais... Non en fait pas d'accord. Tu es mon petit frère, Sam est ma petite sœur. Com... Comment tu peux penser autrement ?

- Parce que t'es qu'un immonde connard soudainement ressuscité peut-être ?

Tout le monde l'a compris, cette dernière phrase ne vient définitivement pas de moi. Sam se tient dans l'ouverture de la porte, les traits neutres mais loin d'être avenants. Les marques de l'oreiller sont encore présentes sur sa joue.

Je crois qu'on vient de la réveiller.

Malo est définitivement dans la merde.

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