CHAPITRE 07             

"Croyez moi, je n'ai aucune intention de séduire le prince. Je ne souhaiterai pas m'immiscer dans son couple."

Si Lucie était surprise, elle n'en montra rien. Elle se contenta de se redresser et de caresser la tête de son animal distraitement. Alianora en profita pour s'éclipser et se fondre dans la mer de couleur pastel qui occupait la piste de danse. Elle devait rejoindre Isobel et Charlie pour se plaindre et trouver quelque chose de plus fort à boire que le sang pétillant qu'on lui avait donné. 

Dans un coin de la salle, elle vit Yvan von Dast adossé à un mur, habillé de noir. Lui aussi dérogeait à la règle des veillées funèbres - uniquement des couleurs claires ou du blanc, pour les hommes autant que les femmes. Alianora, pour sa part, avait choisi de porter une robe rose claire, de la même couleur que ses lèvres. Charlette avait fait un effort et avait enfilé une toilette digne d'une duchesse, entièrement blanche. Si ce n'était la mise en pli trop simple de ses cheveux et la présence de son oiseau mécanique sur son épaule, on aurait pu croire qu'elle s'était apprêtée pour le jour de son mariage. 

Isobel et Lucius n'avaient bien entendu fait aucun effort. La première avait enfilé une robe de voyage jaune claire, à peine digne d'un pique nique sur l'herbe et Lucius ... était habillé comme un vulgaire artiste des rues. Sa chemise large et son pantalon à pinces étaient trop larges pour lui et Alianora lui en aurait bien fait la remarque si elle n'avait pas compris que c'était sa perte de poids inquiétante qui lui donnait l'apparence d'un épouvantail. Il n'était déjà pas épais avant le coma de son père mais à présent, un coup de vent aurait pu facilement l'emporter. 

Alors qu'Isobel lui servait un verre de cette bouteille de whisky qu'elle avait volé aux cuisines avant le début de la fête, Alianora observa Venus Condé, à l'autre bout de la pièce. Sa ressemblance avec Taesch était bluffante. Ils avaient le même nez, les mêmes cheveux soyeux, les même yeux verts délavés. Venus avait juste une poitrine opulente et peut-être soixante kilos en plus. Toutefois, ce n'était pas vraiment sa ressemblance avec l'accusé qui époustouflait la jeune Fell, ni même qu'une habitante de Percellian soit invitée à une fête du prince Ulrick mais bel et bien l'aisance avec laquelle elle parlait aux notables de la ville, alors même que son frère jumeau était accusé du pire crime possible. 

Ses pensées furent interrompues par le contact du verre froid dans sa main et elle remercia brièvement Isobel. La princesse n'aimait pas la politesse. Cela lui rappelait trop sa famille guindée, disait-elle. Pourtant, quand elle voyait les Von Dast dans cette salle de bal - les parents de l'Empereur qui devisaient sagement dans un coin de la pièce, les jumeaux Ulrick et Lucie qui servaient des sourires et des compliments à tour de bras et Yvan qui partageait quelque plaisanterie avec le prince consort - elle lui semblait bien moins guindée que celle des Fell. 

En sirotant son verre, la jeune Fell remarqua la présence de Chien Kalingrad. Il s'était glissé dans le cercle de conversation de Venus et discutait tranquillement avec elle. Comment pouvait-il se trouver ici alors même qu'il avait ... ? Elle sentit la rage monter en elle et décida de tourner le dos à la scène. 

Après son acte innommable, elle l'avait croisé du côté de Drury Lane, alors qu'elle était accompagnée de sa soeur. Il leur avait présenté ses respects et avait même osé lui faire un baise main. Elle avait jeté ses gants en dentelle au feu dès qu'elle avait été seule dans sa chambre. 

Isobel, elle aussi, avait remarqué sa présence et le feu de la fureur s'étaient allumé dans ses yeux. Elle sembla réfléchir un instant puise se leva, posant violemment son verre d'alcool sur le guéridon à leur côté. 

"Puisque nous ne pouvons pas enquêter, peut-être pourrions nous nous venger ?"

En effet, puisque aujourd'hui était un jour de fête, on leur avait interdit toute enquête, investigation, fouille ou interrogatoire. Le lendemain, ils devraient travailler d'arrache pied pour mettre à profit leur seule et unique piste : le temple à l'extérieur de la ville dans lequel Wesley était censé se cacher.             

"Que veux-tu dire, Isobel?"

La princesse jeta un coup d'œil à son père, avec lequel elle était toujours en froid et sourit doucement, dévoilant ses canines pointues. Alianora frémit.

Yvan von Dast était un homme précautionneux et donnait toujours une impression de désintérêt froid. Mais pas avec sa fille. Personne n'avait intérêt à toucher à sa fille. Personne ne le voulait, d'ailleurs, parce que s'attirer les foudres de l'homme les plus fort de toute la ville était la dernière chose qu'une personne saine d'esprit aurait voulu. Le prince général était un acharné quand il s'agissait d'Isobel. 

Voilà précisément pourquoi Lucius et Charlie avaient pour mission d'éloigner le prince le plus longtemps possible. Isobel allait mettre sa vie en danger, plus ou moins, et son honneur avec. 

Alianora pensait bien sûr que cette idée était vraiment très mauvaise mais personne ne voulait l'écouter, comme d'habitude. Elle ne s'attendait pas à une reconnaissance universelle mais elle aurait aimé que ses amis prennent ses craintes en compte pour une fois. Ce plan avait mille et une failles et n'importe quel incident pourrait le faire échouer. Et bien sûr, il échouerait. Rien ne pouvait se dérouler parfaitement avec eux. 

Pourtant, le plan était simple : Lucius et Charlie devaient amener Yvan dans la chambre du prince et l'assommer. En ce lieu où aucune servante n'avait le droit d'aller, le général pourrait sommeiller sans que personne ne s'inquiète de sa condition. Et si n'importe qui aurait risqué le billot du bourreau pour une telle agression, eux deux ne risquaient rien. Lucius était son neveu et Charlie semblait avoir l'affection du prince général, pour une raison inconnue.

Pendant ce temps, Isobel provoquerait Chien en duel, pour regagner sa vertu, prétendument volée en usant de force par le Kalingrad. Si elle gagnait, elle aurait regagné sa pureté - qui ne comptait pas tant que ça chez les ravenites mais les nobles aimaient conserver les apparences - et Chien serait humilié. Si elle perdait, le pervers perdrait la face pour avoir forcé une princesse et il serait condamné dans l'opinion publique pour avoir osé battre une femme. Dans tous les cas, il serait dans une mauvaise situation avec les Von Dast et le reste des maisons nobles. Surtout avec les Von Dast. 

Bien sûr, Isobel avait bien conscience qu'elle compromettait son honneur dans l'affaire et que personne ne souhaiterait épouser une femme sans vertu, si jamais elle ne gagnait pas le combat. La princesse affirmait s'en soucier bien peu et avait refusé les conseils d'Alianora, qui essayait de garder un profil bas depuis l'agression. 

Charlie descendit un verre de plus de whisky et la jeune Fell la regarda se lever en titubant. Etait-elle la seule à se souvenir que Charlette Condé avait seulement treize ans ? Si sa taille impressionnante et son verbe exquis pouvait la faire passer pour une véritable dame, elle restait en réalité une enfant à protéger. Alianora soupira lourdement, mais tout de même avec grâce, et n'accepta de les laisser partir que quand elle eut fait promettre à Lucius de prendre soin de la benjamine de leur groupe. Elle avait le regard embué et semblait avoir du mal à tenir un équilibre naturel. 

Alianora soupira quand elle pensa à son rôle dans ce plan : elle ne devait rien faire, surtout, pour ne pas attirer l'attention sur elle. Son honneur était en jeu, à elle aussi, si la vérité était révélée, et elle devrait nier pour ne pas subir les conséquences d'une telle nouvelle, lancée sous les yeux des nobles affamés de toujours plus de potins. 

Yvan et ses deux futurs agresseurs avaient à peine disparu dans le couloir qu'Isobel s'avança, conquérante. Elle avait bu encore un verre pour se donner du courage mais sa démarche était assurée et elle ne trembla pas une seule fois sur ses talons aiguille. Elle devait avoir l'habitude d'être ivre ... Quelle princesse particulière.