CHAPITRE 01
"Je dois être le pire père du monde pour que ma fille croie que j'ai pu tenter de tuer mon petit frère."
Penché son bock de bière, Yvan ne cessait de se lamenter. Luscka était écroulé sur la table, Clair avait la tête en arrière et même Eugène avait l'air peiné. Ils s'étaient installé au rez-de-chaussée de leur bar préféré au crépuscule et il devait être plus de minuit. La lune était haute dans le ciel et brillait fort, éblouissant Yvan et ses amis à chaque fois que quelqu'un bougeait un peu les rideaux à côté de leur table.
En haut, le général entendait des gens festoyer joyeusement. Dire que ç'aurait pu être eux sans cette foutue tentative d'assassinat. Maintenant, le mari de Luscka et frère d'Yvan était dans le coma, l'oncle de Clair allait être exécuté et Eugène avait vu ses fonds gelés, comme la plupart de bourgeois de la ville. La loi était claire sur ceci : quand un membre de la famille impériale était entre la vie et la mort, tout commerce non essentiel était proscrit à la capitale. En d'autre termes, le boulanger pouvait faire son beurre mais Eugène, qui vendait des produits de luxe, était coincé.
Les nobles considéraient le commerce comme une chose indigne de leur condition et il était interdit de souiller la lutte pour la vie d'un grand noble en vendant des bijoux et des soieries impunément. Plus qu'un manque de respect, c'était une insulte. Yvan trouvait que cette loi était vraiment merdique. Il n'en avait rien à foutre qu'Eugène ne couvre une pétasse Kalingrad de diamants. Tout ce qu'il souhaitait, c'était qu'Elijah se réveille.
"Oh non, c'est bien moi le pire. Lucius est rempli de bonnes intentions et je lui ai reproché de ne rien faire de bien dans sa vie. Il a déjà presque perdu Elijah et maintenant ... ah ! C'est comme s'il était complètement orphelin."
Luscka était déjà du genre dramatique avant mais c'était de pire en pire. Il semblait se noyer dans les responsabilités, les soins à prodiguer à Elijah et son rôle de père. Il savait de source sûre que Lucius et son père ne s'étaient pas vus depuis des jours. Cette information le peinait incroyablement mais il ne pouvait rien faire. Luscka et Lucius étaient deux enfants capricieux et têtus et rien ne pourrait les faire bouger de leur position. Enfin, il aurait pu demander à Isobel de parler à son cousin ... mais elle l'évitait.
"Vous êtes peut-être les pires pères du monde mais je suis le pire frère ... ou cousin ... peu importe. Ma mère est revenue en fanfare et je n'ai même pas pu l'empêcher de faire fuir Charlette."
Oh, c'était donc pour cela qu'il la voyait beaucoup trop au château ces derniers temps ! Yvan releva la tête en réalisant qu'il avait à présent trois enfants à charge sans même s'en être rendu compte. Si Lucius, Isobel et Charlie vivaient à présent au château, il devait s'occuper d'eux ! S'assurer qu'ils se brossaient bien les dents, qu'ils ne se mettaient pas en danger ... Qu'ils ne soient pas harcelé par des nobles, aussi. La plupart des gens qui fréquentaient la Cour n'étaient que des serpents qui attendaient leur heure pour mordre. Il refusait que ces enfants ne soient blessés.
Il était l'aîné des enfants de l'ancien empereur, aussi avait-il l'habitude de prendre soin des autres. Ses parents étaient vraiment gentils avec leurs enfants mais pas vraiment ... attentionnés. Elijah avait frôlé l'autisme parce qu'il ne recevait pas assez d'attention et même aujourd'hui il avait tendance à paniquer quand on se tenait très près de lui ou que trop de responsabilité pesait sur ses épaules. Pas vraiment facile pour un Empereur.
Yvan avait l'habitude s'occuper des crises de panique d'Elijah, des désastres que provoquaient les jumeaux et même des erreurs diplomatiques de ses parents. C'était sans doute pour cela que quand il avait trouvé une petite fille dans un grand panier devant sa porte à la caserne, il avait décidé d'en faire sa fille. Elle n'avait aucun souvenir de sa vie passée et, à part cette marque de seringue sur sa nuque, ne pouvait lui fournir aucun indice. Élever Isobel avait été un véritable calvaire. Capricieuse et très peu sûre d'elle quand on creusait un peu, hypersensible et prompte à partir au quart de tour, elle était une enfant compliquée. Et pourtant, il avait savouré chaque seconde de leur vie à deux. Il n'aurait pas prit une autre décision s'il devait rejouer sa vie.
"Yvan, tu n'as pas une réunion dans deux heures ?"
Le général cligna des yeux plusieurs fois avant de consulter la pendule pendue au mur. Merde. Merde, merde, il ne serait jamais sobre à temps ! Il se releva en faisant tomber la chaise derrière lui et salua à peine ses amis avant d'enfiler son manteau. Clair affirma qu'il devait y aller aussi et ils titubèrent ensemble jusqu'à la Grand Route. La morsure du froid les fit dessaouler un peu et Clair s'arrêta en fouillant dans son sac. Il semblait se souvenir de quelque chose.
"Je voulais amener ça à mon oncle mais ils ne laissent rentrer personne."
Taesch. Il ne lui restait plus que dix-huit jours avant l'exécution. Les enfants avaient intérêt à se bouger pour prouver son innocence. Soudain plus sobre que jamais, Yvan regarda la lettre que lui tendait son solide ami. Il l'attrapa et la fourra rapidement dans sa poche.
"J'y passerai si j'ai le temps, mais je ne te promets rien."
Le bâtard des Condé sourit de toutes ses dents et s'en alla après une courbette qui faillit le faire passer cul par dessus tête. Clair n'avait jamais su faire une révérence correcte. Mais Yvan et Luscka étaient tout aussi incapable que lui, alors personne ne le jugeait.
Il n'avait plus qu'à monter un étage pour atteindre celui des criminels dangereux. Il y avait tout un tas de criminels immondes là et en théorie il n'aurait pas dû être là mais il y avait aussi la cellule de Taesch à cet étage. Il souffrait de plus en plus et Yvan avait ordonné à de nombreuses reprises qu'on lui apporte les potions qu'il réclamait. Il avait l'air de mieux se porter mais Yvan savait bien qu'à l'intérieur, il était éteint.
Sur le palier, il prit une grande inspiration. Il avait peur que la maladie de Taesch n'ait pu l'emporter dans la journée. En réalité, il était venu tous les jours depuis leur petite discussion sur les sentiments de Taesch. Il ne savait pas pourquoi mais, dès que l'aube pointait, ses pas le guidaient toujours ici.
Il poussa la porte et soupira doucement. Cet endroit ressemblait à un débarras quand aucune visite officielle n'était prévue. Les cellules, pour la plupart vides, étaient dans un désordre qui lui donnait la nausée. Il devrait parler aux gardiens au plus vite à propos de tout cela. En passant devant un miroir ébréché, laissé contre le mur dans le but d'être mis aux ordures, sans doute, il passa sa main dans ses cheveux. Il avait mis du soin dans sa tenue, qui, si elle était simple, changeait de ses habitudes. Son pantalon noir moulait ses jambes et sa chemise carmin n'était pas boutonnée jusqu'en haut. Même lui ne comprenait pas pourquoi il s'était changé avant de venir rendre visite à Taesch, alors qu'il était furieux.
Arrivé à la hauteur de la bonne cellule, il congédia les gardes et regarda Taesch. Ses vêtements n'étaient plus que des haillons et son corps portait encore les marques de la misère mais il avait l'air en forme. Il aurait eu plus sa place dans un pré clair ou parmi les claies fleuries du jardin des Von Dast qu'ici.
"Oh bonjour Yvan!"
Taesch était resplendissant quand il lui parlait. Yvan ignorait toujours s'il jouait la comédie ou s'il ressentait vraiment ces choses dégoulinantes d'affection dégoûtante qu'il lui avait décrit l'autre jour. Mais il n'était pas là à ce sujet.
"Tu as demandé à ta stupide soeur d'avancer la date de l'exécution. Pourquoi? "
Le noble afficha un air surpris un instant avant de se rapprocher des barreaux. Yvan était grand et solidement campé sur ses pieds mais Taesch n'avait jamais été impressionné par son apparente autorité. Il n'avait jamais cessé de le provoquer ou de se moquer de lui quand il jouait au grand général.
"Parce que c'est dans mon droit, selon la loi. Et parce que les enfants vont de plus en plus loin. Charlie a failli se tuer dans une chute et la jeune Fell a failli se faire violer, pour ne citer que cela."
Comment savait-il tout cela ? Est-ce qu'il avait encore des fidèles à la guilde des assassins, assez doués pour s'infiltrer ici ? Yvan soupira longuement et se radoucit un peu. En passant ses mains à travers les barreaux, Taesch saisit les siennes et les serra, assez fort pour qu'Yvan sente son cœur tressaillir.
"Mais ... dans sept jours ,c'est trop tôt. Bien trop tôt."
Taesch pencha la tête sur le côté et leva un sourcil. Il avait l'air d'un chiot qui ne comprenait pas pourquoi il ne devait pas pisser sur les chaussures de son maître.
"Trop tôt pour quoi ?"
Il n'avait pas vu cette question arriver. Yvan fronça les sourcils et retira ses mains et l'étreinte de Taesch. Il était frustré. Il était constamment en colère et il n'arrivait pas à mettre le doigt sur ce qui l'énervait autant.
"Peu importe."
Taesch haussa les épaules et s'installa en tailleur, devant les barreaux, ses mains sur ses genoux. Il avait un air noble et distingué, même habillé de serpillières cousues les unes sur les autres et coincé derrière des barreaux.
"Hm, si tu veux. Tu veux entendre la suite de l'histoire ?"
Chaque jour, Taesch lui racontait un peu plus de la bataille du fleuve Su. Une histoire épique, pleine de courage et d'hommes braves, sans peur. Bien loin de cette cellule et de la moisissure qui rampait le long des murs.
"Donc , ce jour là, le commandant Keziah n'avait pas réussi à fermer l'œil. Il savait que cet assaut serait le dernier. Les chefs de guerre le sentent, avec l'expérience."
Yvan s'adossa aux barreaux et glissa une main à l'intérieur de la cellule, sans regarder Taesch. Ses doigts se glissèrent dans la main du prisonnier et il serra doucement. Sept jours. C'était trop tôt pour qu'il puisse s'y préparer.