Chapitre 6
Pourquoi, souffle-t-elle, la grande ville de New York ne te satisfait-elle pas ? s’exclame-t-elle, presque choquée.
— La ville est… agréable, je suppose, mais ce n’est pas ça…, dis-je, tentant de la rassurer, bien que mon esprit soit désespérément tourné vers Raven. Quelque chose en moi doute de ma capacité à… l’emmener, comme ils m’ont pratiquement demandé de le faire.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle d’un ton inquiet, plein de douceur maternelle. Elle est ma mère depuis 143 ans ; ce ton, je le connais bien, l’un des nombreux qu’elle a utilisés pour moi si souvent.
— Il s’agit de ma compagne… Je ne pense pas que je puisse… commence-je, mais je suis interrompu par un murmure en arrière-plan.
— Un instant, me dit-elle en écoutant quelqu’un d’autre lui parler.
— J’arrive tout de suite, entend-je ma mère dire, probablement à mon père, avant de revenir à moi.
— Alec, je dois y aller, mais écoute-moi bien, m’informe ma mère, sérieuse. Un jour, tu seras roi, mon fils… Tu dois ramener ta compagne en Roumanie. Ton royaume dépend de toi, Alec. Ne les laisse pas tomber, dit-elle d’une voix solennelle.
La pression qu’elle exerce sans le savoir me donne l’impression que mon cœur est coincé dans ma gorge. J’avale difficilement alors que mon esprit se vide pour la première fois depuis que j’ai rencontré Raven il y a quelques jours.
Une image de Raven envahit mon esprit dans un tourbillon de pensées qui me laissent désespéré. Deux mots suffiraient pour sceller l’avenir de cette femme, sans qu’elle le sache.
— Je te le promets, dis-je, mes paroles gravant mon avenir dans la pierre.
Une fois ces mots prononcés…
Il n’y a plus de retour en arrière.
Point de vue de Raven
Depuis ce matin, un malaise ne me quitte pas. Cet homme que j’ai vu pour la première fois au café m’a mise sur les nerfs. Toute la journée, je n’ai pas pu m’empêcher de jeter des regards par-dessus mon épaule, comme pour vérifier s’il était là. Quelque chose dans ses sombres yeux marron… presque un reflet rouge sombre caché dans ses iris.
Toute la journée au bureau, je suis incapable de mettre des mots sur la sensation étrange qui fait vibrer tout mon corps. Est-ce un frisson, ou juste une vague d’anxiété ? Je ne sais pas. Sa façon de me regarder… ce n’était rien de ce que j’aurais pu imaginer. Ce n’est pas comme si je pouvais déchiffrer ce regard non plus.
J’entends le bourdonnement du lampadaire au-dessus de moi alors que je descends l’avenue, à deux pâtés de maisons de chez moi. Je resserre mon écharpe autour de mon cou, essayant de me protéger du vent glacial qui souffle. Je croise les bras sur ma poitrine et me frotte les biceps pour me réchauffer un peu.
Un léger souffle d’air derrière moi attire mon attention, et je me retourne. Rien. Je vois seulement quelques feuilles de papier virevoltant au sol, chassées par la rafale qui les a emportées dans l’allée que je viens de dépasser. Un frisson me parcourt, et soudain je n’ai plus froid. Une boule se forme dans ma gorge, et le sentiment d’angoisse qui m’habite depuis ce matin devient plus intense, plus palpable. La raison est là, sur le bout de ma langue… Peur ? Anxiété ?
Je fais un pas vers l’allée et la fixe. Mes talons cliquettent doucement alors que je m’avance lentement dans cet espace désert. Un bruit retentit derrière la benne à ordures, et je prends une inspiration. Je m’arrête soudain, décidant qu’aller plus loin n’est peut-être pas la meilleure idée.
Soudain, une ombre noire surgit de derrière la benne, et mon cœur s’accélère jusqu’à ce que…
J’entends un miaulement. Je laisse échapper un soupir de soulagement. Je m’accroupis, tendant la main vers le vieux chat noir errant. Il s’approche, renifle ma main, puis pousse sa tête sous mes doigts. Je le caresse doucement, passant mes doigts sur son front et ses oreilles.
— Et pendant une seconde, j’ai pensé que tu étais quelqu’un, dis-je avec un petit rire, écoutant le chat ronronner.
Ses yeux se ferment, il semble heureux d’être caressé, mais soudain, ses paupières se rouvrent. Il fixe un point derrière mon épaule, puis feule avant de filer sous la benne pour se cacher.
Je me relève brusquement, et alors que je m’apprête à me retourner, je le vois.
Deux yeux rouge sang me fixent. À une vingtaine de pas, le propriétaire de ces yeux brillants émerge de l’ombre, et je me rends compte qu’il est lui-même comme une ombre. Je laisse échapper un hoquet de surprise, reculant d’un pas tremblant. La familiarité de ces yeux me frappe comme un coup de poing.
Soudain, l’homme est devant moi, comme un fantôme qui se serait déplacé d’un endroit à un autre en un instant. Mon cœur bondit dans ma gorge et s’y coince. Je suis figée, incapable de bouger.
Sous la lumière de la lune, je distingue son visage. L’ombre de sa mâchoire est proéminente. Ses traits semblent encore plus impeccables sous la pâle clarté lunaire. Son expression est impassible.
Mes yeux glissent vers ses lèvres, qui s’ouvrent légèrement, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose. Je titube en arrière en apercevant ses deux canines parfaitement aiguisées, blanches comme la neige et étincelantes.
Le malaise en moi éclate enfin, comme la dernière pièce d’un puzzle s’emboîtant. Une image claire de peur totale et incontrôlable m’envahit. D’une manière ou d’une autre, je savais, dès le premier regard, qu’il y avait quelque chose de différent chez lui.
Ma voix tremble en essayant de sortir, alors qu’il reste là, à me regarder, si proche de moi.
— S-s’il te plaît, ne me tue pas, le supplie-je, sentant mon corps vibrer d’anxiété.
Son visage prend une expression de douleur, presque comme si mes mots venaient de lui porter un coup.
— Je ne vais pas te tuer, dit-il doucement, d’une voix aussi lisse que la soie.
— Alors… que veux-tu de moi ? Ma voix vacille tandis que mon corps se tend, l’adrénaline m’engourdissant.
Il fait un pas vers moi et baisse les yeux sur mon visage, évitant mon regard. Le dos de ses doigts effleure ma joue, et un frisson me parcourt l’échine. Sa main est glaciale. J’avale avec difficulté, ferme les yeux, et une larme glisse sur ma joue. Je tremble au contact de sa main.
— Je ne veux pas te faire ça, mon amour… murmure-t-il, et pendant un instant, je le crois.
— Tu ne veux pas faire quoi ? chuchoté-je, confuse.
Il reste silencieux, évitant de répondre.
Soudain, je sens quelqu’un m’attraper par derrière. Je ne peux pas crier, car un chiffon se plaque sur ma bouche et mon nez. J’essaie de hurler, mais mon cri est étouffé alors que je commence à me sentir étourdie. L’homme devant moi regarde la scène, et pendant un instant, il me semble voir une expression de douleur traverser son visage avant qu’un sac soit enfilé sur ma tête, plongeant tout dans le noir.