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-Comment veux-tu te trouver un mari si tu agis comme une empotée ? me lance ironiquement ma grand-mère. Un lourd silence s'installe pendant que je lutte de toutes mes forces pour ne pas m'écrouler devant leurs yeux. Ne me dis pas que tu es de ce genre de femmes qui fricotent avec... d'autres... femmes ?
Elle a prononcé ces mots avec un tel dégoût que j'ai presque envie de lui faire croire que je suis lesbienne juste pour lui provoquer une attaque cardiaque. J'inspire très longuement afin de contenir la rage qui commence à s'accumuler dans mes veines mais ceci représente un effort de plus en plus insurmontable.
-Pourquoi ne réponds-tu pas Candice ? m'interroge ma mère la voix tremblante.
-Candice ! Je t'interdis de tomber dans ce genre de déviance ! me hurle mon père.
Sa voix grave et sèche me cloue sur place. J'ai toujours su que mes parents étaient de fervents catholiques, attachés aux traditions et aux valeurs conservatrices mais les voir me renier pour de simples soupçons à propos de ma sexualité me fait bien plus de mal que ce que j'aurais pensé. Quoi qu'il arrive, je ne serai jamais assez bien pour eux mais ils seront toujours là pour me détruire. Je n'arrive même plus à leur répondre, je sais d'avance qu'aucun mot ne trouvera grâce à leurs yeux. Mon regard se perd maintenant sur les trois étrangers qui me font face et je n'ai plus qu'une idée en tête, abréger cette torture que représente cette journée.
-Quand tu me regardes avec ces yeux, j'ai l'impression de voir ton père, me crache ma grand-mère.
Ces mots sont à priori neutres mais la virulence avec laquelle elle me les a envoyés au visage me fige sur place. Pourquoi me dit-elle cela ? Qu'a-t-elle contre mon père ?
-Maman ! hurle ma mère à l'encontre de ma grand-mère.
La scène qui se déroule sous mes yeux est apocalyptique. Ma mère est en train d'invectiver ma grand-mère qui garde les yeux rivés au sol, toute gênée par ce qu'elle a pu dire. Mon père quant à lui semble véritablement blessé et préfère quitter le salon. Enfin, ma tante se tient toujours à mes côtés et elle ne semble pas comprendre ce qui se trame. Au moins, nous sommes deux ! Quand ma mère réalise que mon père est parti, elle se retourne vers moi et libère tout le dégoût qu'elle me porte.
-Tu es fière de toi ? Tu as encore tout gâché, tu ne sais faire que ça de toute façon.
C'en est trop. Beaucoup trop. Je n'ai rien fait pour mériter un tel mépris. Les larmes que je retiens depuis bien trop longtemps dévalent maintenant mes joues telles des torrents bien décidés à m'engloutir. Je quitte alors précipitamment cette pièce remplie d'animosité et de rancœur et rejoins ma chambre. Je rassemble frénétiquement mes affaires, les fourre dans le premier sac que je trouve et enfile mon manteau. Au moment où je passe la porte de cet antre de la haine, une profonde vague de soulagement me submerge. Cependant, mes larmes coulent toujours, mon corps est parcouru de spasmes et mon cœur saigne comme jamais auparavant. Je suis définitivement seule.
Je marche alors de longues minutes dans le froid de ce mois de décembre. Hier, je suis arrivée en bus car il était prévu qu'Olivia me raccompagne demain et que nous passions la journée ensemble. Mais je n'ai plus la force de passer ne serait-ce qu'une minute supplémentaire avec mes géniteurs. J'attrape mon téléphone et pianote rapidement un message d'excuse que j'envoie à ma tante.
Je déambule sur le bord de la route depuis un long moment maintenant. Je commence à avoir très froid, d'autant plus que la nuit est tombée. Je n'arrive pas à arrêter de pleurer, je suis exténuée par toutes mes nuits blanches et je ne tiens pratiquement plus sur mes jambes. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j'ai avalé un repas digne de ce nom et mes dernières forces commencent à s'amenuiser. Je m'arrête alors près d'un banc tout en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire. Nous sommes le 25 décembre, il est plus de 17h30, je suis au bord d'une route nationale faiblement éclairée et je n'ai pas la force de parcourir la vingtaine de kilomètres qui me séparent de mon appartement.
Je me sens si mal, j'aimerais tant avoir un ami sur l'épaule duquel je pourrais trouver un peu de réconfort. Mais je suis définitivement seule et je ne peux appeler personne. Je n'ai aucune envie que mes copines me découvrent dans cet état, elles me poseraient trop de questions auxquelles je ne peux pas répondre. Olivia insistera pour me ramener chez mes parents afin d'apaiser la situation et cette possibilité est absolument inenvisageable. Cassiopée, quant à elle, est dans le sud pour festoyer avec sa mère. Je dois me rendre à l'évidence : je suis seule. Je l'ai toujours été et je le serai à jamais.
De douloureux sanglots prennent possession de mon corps. Ma vie est tellement pathétique que je n'ai personne à appeler ! La rage qui bouillonne en moi s'exprime enfin quand pour la première fois de ma vie je me mets à hurler. Je crie très fort, très longtemps. Je vocifère tout ce que je n'ai jamais dit à ma mère, à mon père, à mes proches et à mon amie.
Quand j'ai épuisé toutes mes forces, je m'avachis sur ce banc froid et je sanglote en silence. Je me suis libérée de tout ce que je retenais depuis si longtemps mais au lieu de me sentir soulagée, je me sens vide. Juste vide. Et seule. Je ferme les yeux et c'est alors que se dessine son visage sous mes paupières.
Je prends conscience qu'il est le seul qui pourra me venir en aide ce soir et que j'ai besoin de son réconfort pour surmonter cette épreuve. Alors malgré toute la gêne que je ressens, je compose rapidement son numéro avant de changer d'avis. Les tonalités s'enchainent et mon cœur se déchaine. S'il refuse, j'aurais épuisé toutes mes ressources. Et je devrais rentrer chez mes parents. Je prie intérieurement pour qu'il décroche et se montre compréhensif.
-Allo ? Joyeux noël Candice !
-....
Ma gorge est tellement nouée que je suis incapable de prononcer le moindre mot. Je sais que je dois parler, lui demander de venir, lui expliquer la situation mais je n'y arrive tout simplement pas.
-Candice ? Tu vas bien ?
Je crois qu'il a entendu mes sanglots mais je n'en suis pas sûre. Je dois le rassurer. Je dois parler.
-Candice, où es-tu ?
La panique qui transperce dans sa voix me vrille le cœur. Il tient à moi, il s'inquiète pour moi, je l'entends clairement. Et cette simple idée réchauffe mon âme bien trop meurtrie aujourd'hui.
-Je...
Au moment où j'essaie de parler, une pluie torrentielle s'abat sur moi. Cette intervention météorologique finit de m'achever. Le bruit de la pluie se mêle à mes sanglots spasmodiques et je ne peux continuer ma phrase.
-Candice, dis-moi où tu es, je viens te chercher.
Sa voix est ferme mais il ne peut cacher son anxiété. Je ressens un intense soulagement lorsqu'il prononce ces quelques mots salvateurs. N'arrivant toujours pas à me calmer, je raccroche puis lui envoie un message pour lui expliquer où je me trouve.
Je laisse la pluie ruisseler sur mon corps tandis que mes larmes se tarissent. Mon cauchemar prend fin, je ne suis plus seule. Il arrive. Il va m'aider, il le faut. J'ai juste besoin que quelqu'un me rappelle que moi aussi, je digne d'être aimée.