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Avec le temps, j'ai appris que ce ne sont pas ses mots qui sont les plus blessants, mais plutôt le regard qu'elle pose sur moi à chaque fois que nous nous voyons. Un regard rempli de déception et de rancoeur... Je ne me souviens plus de l'époque où son regard brillait de fierté devant sa fille. Peut-être cette époque n'a t-elle jamais existé ? Pendant des années, j'ai cherché à comprendre pourquoi je représentais une telle ratée aux yeux de ma mère. J'ai tenté d'attirer son attention en étant une fillette turbulente et très curieuse puis en grandissant je suis vite devenue une adolescente réservée, mal dans ma peau et le dédain que ma mère me portait m'a consumé chaque jour un peu plus. Je me suis alors mise en tête que je devais gagner son amour et son affection. L'excellence a donc été mon moteur au lycée puis à la fac. Je travaillais jour et nuit pour être la meilleure dans toutes les matières et j'y arrivais. À chaque conseil de classe, à chaque remise de diplôme, j'étais major. Ma mère me gratifiait alors d'un faible rictus qui était sûrement censé être un sourire. Et puis un jour, grâce à une tornade blonde qui est vite devenue ma bouée de sauvetage, j'ai compris qu'on ne peut pas acheter l'amour d'autrui et que si ma génitrice est si froide et distante avec moi malgré tous mes efforts, alors c'est que le problème vient d'elle et qu'elle seule peut désamorcer la situation. Un jour, lorsque je me sentirai forte et prête à affronter ses démons, je lui demanderai pourquoi elle ne me porte que si peu de considération, à moi sa fille unique.
Je sens mes larmes prêtes à déborder. Comme après chaque visite, je me suis autorisée à craquer sur le chemin du retour pour laisser exploser ma peine. J'ai tari ma réserve de larmes pour le mois à venir, je refuse de leur laisser le plaisir de me rabaisser encore un peu plus. J'ai réussi à chasser le nuage noir qui s'était installé dans ma tête comme après chacune de mes visites et je vais tout faire pour qu'il me laisse tranquille pendant les trente prochains jours. Je refuse de penser à ce rejet parental, je refuse de m'effondrer à nouveau. Je prends alors une grande inspiration, je rassemble toutes mes forces, je redresse les épaules et garde ma tête droite. Je me suis promis que je ne les laisserai plus jamais me détruire psychologiquement. Je dois vite me changer les idées et mes pensées dérivent inévitablement vers Gabriel.
Il ne m'a toujours pas appelée. Quand il m'a demandé mon numéro de téléphone, j'ai naïvement cru qu'il allait composer les dix chiffres dans la foulée et que nous passerions la nuit au téléphone. Mais nous n'avons plus quinze ans et la jeune fille en manque d'amour qui sommeille en moi en attend toujours beaucoup trop ! J'essaie pourtant de me raisonner mais rien n'y fait. Si j'en parlais à Cass, elle me répondrait à coup sûr: "tu as son numéro toi aussi, alors pourquoi ne l'appelles-tu pas ?" Que ce soit bien clair, il est hors de question que je fasse le premier pas ! Et s'il avait changé d'avis ? Et si je n'étais qu'une potiche parmi tant d'autres ? Et si je m'étais fait des idées en m'imaginant que nous étions peut être en train de commencer à construire quelque chose ? Et s'il avait passé le week-end bien entouré ? Et s'il...
Alors que je me perds dans des suppositions toutes plus alarmistes les unes que les autres, la sonnerie de mon téléphone me ramène à la réalité. Et la réalité c'est que le nom qui s'affiche sur mon écran n'est autre que Gabriel. Mon cœur rate alors un battement et une pointe de stress fait son apparition. Une boule mêlée de nervosité et d'impatience se loge dans ma gorge et je redoute le son de ma voix lorsque je décroche.
-A-allo... ? Comme je l'avais pressenti, ma voix mal assurée tremble.
-Bonsoir Candice...
La voix de Gabriel est différente de ce que je m'étais imaginée. Je me représentais un homme fort et protecteur à la voix grave, peut-être même rauque et légèrement cassée mais la réalité est toute autre. Le son qui vibre dans mon oreille est doux et posé. Je suis troublée.
-Bonsoir Gabriel.
Je ne sais pas quoi lui dire. A cet instant précis, je me sens telle une imbécile qui a attendu cet appel deux jours durant et qui perd ses moyens le moment venu. Heureusement, il ne m'en tient pas rigueur et amorce immédiatement la conversation.
-As-tu passé un bon week-end ? J'imagine qu'il a été beaucoup plus calme que si tu t'étais pliée à mes exigences. Tu sais que nous aurons pu beaucoup nous amuser si tu m'avais laissé faire ?
Je ne peux me retenir de rire et mon angoisse s'envole immédiatement. Depuis le début, cet homme a su me mettre à l'aise sans même me connaître et apparemment, cette capacité qu'il a à me faire oublier mes soucis fonctionne aujourd'hui également.
-Ton rire est absolument divin, me dit-il avec une voix soudainement séductrice. Et ta voix... je crois que je ne vais pas m'en remettre !
-Et bah dis donc, il ne t'en faut pas beaucoup ! J'ai à peine prononcé deux phrases, et pire encore, j'étais complètement stressée !
-Écoute ma jolie, tu n'as absolument aucune raison d'être stressée. Je ne veux pas que tu sois mal à l'aise avec moi. On discute, on s'amuse et c'est tout, ok ?
Pourquoi cette dernière phrase me blesse-t-elle ? On ne se connaît pratiquement pas et pourtant je crois que je n'ai pas envie d'être celle avec qui on passe le temps, celle avec qui on s'amuse. Moi, je veux être celle dont on tombe passionnément amoureuse, celle qui hante les pensées d'un homme jour et nuit. Je sais que j'en attends toujours beaucoup trop et beaucoup trop vite des hommes mais je ne peux pas m'en empêcher. Je suis entière. Je veux quelqu'un qui me donne tout de lui et réciproquement, je veux me perdre totalement dans une relation. Je ne veux plus faire semblant, je l'ai trop souvent fait auparavant. Faire semblant d'être comblée par une relation plate et sans étincelle, faire semblant d'être une autre pour correspondre à tous les critères d'un homme, faire semblant de vivre posément lorsque la seule chose dont je rêve c'est d'explosion de sensations. Mais comment exprimer toutes ces attentes sans effrayer un homme et être sûre qu'il ne partira pas en courant ? C'est tout bonnement impossible. Alors pour la première fois depuis que j'ai fait connaissance avec Gabriel, je lui mens et je ne dis pas le fond de mes pensées. Pour la première fois, je mesure mes paroles et réfrène mes envies. Et cela me déçoit, au fond.
-Oui bien sûr. Ne t'en fais pas, tout va bien, je réponds en essayant d'être la plus convaincante possible.
Nous continuons de discuter de tout et de rien pendant plus d'une demi-heure avant que nous ne mettions fin à la conversation. Lorsque je raccroche, je ressens un imbroglio de sentiments contradictoires : la joie et l'excitation sont mêlées à l'appréhension et à une pointe de déception. Je ne sais pas où cette histoire imprévue va me mener mais je dois me promettre d'essayer de vivre au jour le jour. Sacré défi Candice !
Heureusement pour moi, mon nouveau travail occupe une bonne partie de mes pensées et m'empêche de martyriser mon esprit avec des équations sentimentales impossibles à résoudre. Ma première semaine a été intense et malgré le rythme quasi infernal que je m'impose, je suis ravie de dire que j'aime ce que je fais. Mon goût du challenge et du dépassement est assouvi, l'équipe commerciale est très agréable et l'ambiance particulièrement chaleureuse. Enfin... si on occulte l'attitude de Mr Archer. Cet homme est un mystère, il n'y a pas d'autre mot. Jeudi, il a pour la première fois fait preuve de sympathie envers moi, et c'était tellement surprenant et fugace que je me demande si je n'ai pas rêvé. Mais l'intensité de notre échange silencieux et les frissons que je ressens rien qu'en y repensant sont là pour me prouver le contraire. Si je suis totalement honnête avec moi-même, je veux bien avouer que le physique de mon patron ne me laisse pas indifférente. Sa stature et sa musculature lui confèrent un côté rassurant et protecteur mais le feu qui brûle dans son regard m'attire autant qu'il m'effraie. Son visage n'a rien d'angélique et l'assurance qu'il dégage le rend encore plus excitant. Le fantasme s'arrête pourtant au moment où il ouvre la bouche pour déverser son venin cassant et blessant. Comment un tel physique d'Apollon peut se révéler si abject ? Comment la forme peut-elle être si appétissante quand le fond est si sadique ?
Ce n'est pas la perplexité que je ressens à son égard qui me tracasse, c'est ce que je perçois au-delà de cette attitude. Je ne sais pas pourquoi ni comment mais je suis persuadée que je suis loin d'avoir cerné sa personnalité. Son attitude est plus que complexe mais j'ai l'impression de lire dans ses yeux que ce n'est qu'une façade. De toute façon, les vrais méchants n'existent que dans les histoires, non ? N'avons-nous pas tous un fond d'humanité qui sommeille en chacun de nous ?
Malgré cette conclusion plutôt optimiste - certains préféreront la qualifier de naïve - je décide tout de même d'éviter au maximum les interactions avec Mr Archer. Nos échanges me déstabilisent beaucoup trop. Je mets donc au point dans ma tête un plan d'action en 3 étapes, savamment pensées:
1. Fuir toutes les occasions propices à sa rencontre
2. Restée cloîtrée dans mon bureau
3. Ne jamais aller volontairement dans son bureau, sous aucun prétexte.
Forte de ses nouvelles résolutions, je reprends doucement confiance en moi. Je ne vais quand même pas me laisser déboussoler par un homme que je ne connais que depuis deux semaines ! Patron ou pas patron, je refuse de me retrouver dans ce même état de tension à chaque fois que je le croise. Cette situation ne présage rien de bon: soit je vais rater mon dossier et être renvoyée, soit je vais être à sa... Stop ! Situation inenvisageable, interdiction de l'évoquer.
Alors que je divague, perdue dans mes pensées, mon téléphone m'avertit de l'arrivée d'un nouveau message. Lorsque je consulte l'écran, une vague d'angoisse me submerge. L'expéditeur s'affiche fièrement et cela ne présage rien de bon, croyez-en mon expérience. Telle une grande fille courageuse, j'ouvre en tremblotant le message de ma mère et me liquéfie littéralement en en découvrant le contenu.
Maman: J'ai oublié de te le préciser tout à l'heure mais tu fais partie de la liste des convives pour mon repas du 25 décembre. Ta présence est obligatoire. Merci.
Quelle charmante invitation, pleine d'amour et de joie ! J'ai hâte de me rendre à cette convocation - je ne considère pas un tel message comme une invitation- et de passer une journée affreuse entourée de mes parents et de ma grand-mère. Avec un peu de chance ma tante sera présente pour m'apporter une bouffée d'oxygène dans cette ambiance empoisonnée. Elle est la seule personne de ma famille avec qui je m'entends plutôt bien. Ce repas de famille faussement joyeux pour fêter un Noël qui n'a jamais rien signifié chez nous me déprime d'avance. Et pour parfaire ce dimanche rempli de bonnes nouvelles, un rappel s'affiche sur mon téléphone (ce traitre !).
Rappel : Réunion commerciale lundi 21/11 à 10h.
J'avais totalement oublié cette réunion ! Mon plan d'action va donc être sérieusement mis à mal dès son premier jour d'exécution car Mme Saint Martin nous a convoquées Marina et moi à une réunion exceptionnelle en présence de Mr Archer. Apparemment, Marina pense savoir que c'est au sujet du dossier Dior dont j'ignore encore tout. En plus d'avancer sur le dossier bleu, je vais donc devoir potasser le projet Dior avant 10h pour ensuite aller m'enfermer dans une salle de réunion en compagnie de mon patron-à-éviter-à-tout-prix. C'est une belle journée qui s'annonce ! Peut-être que si je vais me coucher maintenant, je pourrais me réveiller mardi matin et oublier cet affreux dimanche ?