Résumé
Aujourd'hui nous sommes jeudi. Et qui dit jeudi, dit cours de danse avec Cass. Autrement dit, c'est le moment de la semaine que j'attends avec une impatience démesurée car je sais que je vais passer deux heures à me vider la tête et à laisser mon esprit et mes membres prendre possession de mon corps. Je n'exprime jamais autant de sentiments et d'émotions que lorsque je danse et même si personne ne les comprend, ce n'est pas grave, l'important c'est que je puisse les extérioriser. Aujourd'hui, le prof veut nous faire danser sur Chandelier de Sia. Cliché ! Je réprime un soupir et tourne mon regard vers Cass qui sourit en coin. Elle connaît mon ressentiment envers cette musique et cette chanteuse qu'on entend partout, tout le temps. Je n'aime pas faire comme tout le monde, penser comme tout le monde et écouter la même chose que tout le monde. Le prof nous demande d'improviser une danse contemporaine en se laissant bercer par la musique. Re-cliché ! Lorsque la musique démarre et que je ferme les yeux, je me laisse doucement happer par le côté sombre et torturé des paroles, si bien que rapidement, je n'entends ni le prof me conseiller, ni Cass me parler. Non, je ne suis plus avec eux dans cette salle, je m'envole doucement au plus profond de moi et je laisse ma détresse s'exprimer. Je pense à la froideur dont mère m'a toujours gratifiée, à l'ignorance et au désinterêt que j'ai toujours suscité chez mon père et je me laisse partir. Mes frustrations s'expriment à travers mes mains et mes bras, ma tristesse guide mes jambes et ma tête subit les assauts de ma colère. C'est comme si je redécouvrais cette musique, comme si je comprenais enfin le sens qu'ont ces mots sur moi et mon histoire. Lorsque le volume sonore diminue, je reviens à moi et je rouvre les yeux, abasourdie par toutes les émotions que j'ai ressenties. Je m'isole légèrement car il me faut quelques minutes pour me remettre et je rejoins ensuite Cass qui prend immédiatement ma main dans la sienne et la serre fort. Avec elle, je n'ai pas besoin de m'expliquer ou de me justifier. J'ai le droit de ressentir et d'exprimer tout ce que je veux.
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Lundi 7 novembre 2016
Ce matin, je me lève bien décidée à ce que les choses changent. J'ai longuement réfléchi ces dernières semaines et l'appel que j'ai reçu hier m'a conforté dans mon choix de bousculer mon quotidien devenu catastrophiquement calme au cours des derniers mois. Je n'ai que 26 ans et pourtant, j'ai l'impression de vivre comme une quinquagénaire qui n'attend plus rien de la vie! Mon dieu que c'est triste ! Je suis au chômage depuis que la petite entreprise qui m'employait a mis la clé sous la porte il y a 3 mois. Depuis, toutes mes journées se déroulent de la même façon: je me lève, je traîne en pyjama jusqu'à midi tout en feuilletant les petites annonces et en écoutant de la musique, puis je me prépare et... je fais la même chose l'après midi. Le soir, je dîne seule devant la télé et je vais me coucher vers 22h30 pour ne pas être trop fatiguée le lendemain. Non pas qu'être fatiguée changerait quoi que ce soit à ma routine mais bon... J'entends d'ici ma mère me rabâcher inlassablement la même rengaine: "il faut toujours que tu sois au top de ta forme et à ton avantage ma chérie... ne montre jamais tes faiblesses ou tes soucis... sois toujours forte et ne laisse rien transparaître..." BLA-BLA-BLA. La seule distraction que je m'accorde dans cette routine trop bien installée est mon cours hebdomadaire de danse, accompagnée de ma meilleure amie Cassiopée. Ces deux heures sont ma bouffée d'oxygène, je ne les raterais pour rien au monde.
Hier matin, je suis tombée sur une offre d'emploi publiée par La Soierie Saint Martin, une ancienne et prestigieuse soierie de la région qui recherche une assistante commerciale pour "épauler l'équipe commerciale dans le développement de nouveaux marchés anglo-saxons". La description du poste ainsi que les compétences requises m'ont tout de suite interpellée et j'ai immédiatement eu envie de postuler, ce qui ne m'était plus arrivé depuis plusieurs semaines. J'ai donc passé une grande partie de ma journée hier à me renseigner sur l'entreprise, à retravailler mon CV et à écrire une lettre de motivation percutante et reflétant ma personnalité. Lorsque j'ai cliqué sur "envoyer", mon cœur battait la chamade et je croisais les doigts aussi fort que possible ! 1h30 plus tard, mon téléphone sonnait, je faisais connaissance avec le responsable RH et je passais un premier entretien téléphonique. Cet entretien téléphonique s'est apparemment bien passé puisque me voilà ce matin, habillée d'un tailleur pantalon gris et d'une chemise noire des plus classiques, en route pour rencontrer le directeur et la responsable commerciale de La Soierie Saint Martin. Dire que je suis stressée est un euphémisme, mes mains sont moites et tremblantes, mon cœur bat tellement fort que j'ai peur de m'évanouir devant le directeur et mes jambes me portent à peine ! Il faut me comprendre, j'ai réellement envie de retrouver une vie sociale épanouissante et je rêve de me lever chaque matin avec la volonté de relever de nouveaux défis, moi qui ne vibre plus depuis bien trop longtemps.
De toute façon, aujourd'hui ne peut qu'être une bonne journée ! Je vais réussir cet entretien et sortir assez tôt pour me précipiter à la billetterie acheter mes places de concert pour Coldplay. Voilà plus de deux ans que j'attends ce nouveau concert avec impatience et la vente des billets débute à 10h. Mon entretien est prévu à 9h. C'est juste mais je peux le faire. C'est impossible que je me retrouve sans place après tant d'attente. Je suis une fan inconditionnelle de Coldplay et comme pour chacun de leurs concerts, je serai au premier rang, à chanter toutes leurs chanson à tue-tête. Bon ma petite Candice, concentre toi sur ton entretien !
Après un court trajet de quinze minutes environ, je me gare sur le parking de la très chic Soierie Saint Martin et je me présente à l'accueil avec 5 minutes d'avance, comme me l'a enseigné ma très chère mère. L'hôtesse d'accueil me conduit jusqu'à une immense salle de réunion aux murs blancs décorés d'étoffes de soie protégées dans des cadres aux moulures dorées éblouissantes. Le style est très chic et je suis en admiration devant la beauté du lieu lorsqu'arrive un homme à la carrure impressionnante. Il est vraiment grand et paraît aussi musclé qu'un boxeur ou qu'un hockeyeur professionnel. Ses courts cheveux bruns légèrement indisciplinés sur le dessus ainsi que ses yeux marrons hypnotisants dessinent un visage aux traits fins mais virils tandis que son costume noir ajusté semble avoir été taillé pour lui tant ses larges épaules et ses longues jambes musclées sont mises en valeur. Je reste stoïque une seconde face à cet homme charismatique au charme fou qui plonge son regard dans le mien. Ses yeux me détaillent sans la moindre gêne de haut en bas et s'attardent quelques instants sur ma poitrine voluptueuse avant de descendre sur mes jambes puis de remonter sur mon visage. Il me fixe alors durant de longues secondes pendant lesquelles je ne sais pas si je dois bouger, prendre la parole ou attendre qu'il le fasse.
-Ethan Archer, directeur de La Soierie Saint Martin, dit-il en me tendant la main
Je suis un instant surprise par son accent anglais mais je me reprends immédiatement et accepte sa poignée de main en me présentant.
-Candice Dumin, ravie de faire votre connaissance.
Mr Archer lâche ma main et désigne une chaise afin que je prenne place. Les premières minutes de l'entretien sont animées par sa voix grave qui me présente l'entreprise de manière succincte mais je l'écoute à peine, perdue dans son regard hypnotisant qui me captive. Je n'ai jamais rencontré un homme aussi viril et puissant. Son corps est certes magistral, mais mon attention est portée sur son visage fascinant. Malgré sa froideur évidente, il dégage beaucoup de charme et je peux déjà assurer qu'il fait partie de ces personnes qui impressionnent par leur simple présence. Il est très difficile à cerner au premier abord et je n'arrive pas à deviner le fond de ses pensées. J'espère sincèrement de ne pas être amenée à travailler quotidiennement à ses côtés car je ne me sens absolument pas à l'aise. Dans ma vie privée, j'ai tendance à fuir ce genre de personne car je n'arrive pas à me laisser aller et à être moi-même face à ce caractère fort et souvent assez imposant. Bon sang Candice, reprends toi vite, tu n'es pas venue pour te faire un nouvel ami mais pour trouver un travail alors ressaisis-toi et comporte-toi comme la professionnelle qu'il attend de rencontrer ! Je reprends mes esprits et écoute son discours avec plus d'attention. Il semble réciter son laïus d'une manière très monotone et nonchalante et je n'ai aucun doute sur le fait qu'il s'ennuie profondément à me faire passer cet entretien. Je dois donc redoubler de chaleur et de motivation afin de capter son attention. Lorsqu'il me demande de me présenter, je me redresse, éclaircis ma voix et je me lance.
-Je m'appelle Candice Dumin, j'ai 26 ans et après avoir obtenu ma licence, j'ai travaillé plus de 3 ans pour une petite menuiserie de la région en tant qu'assistante de direction. Grâce à ce poste, j'ai pu développer mes...
-Je sais lire, mademoiselle Dumin, me coupe Mr Archer.
-Je vous demande pardon ?
-Vous êtes en train de me réciter votre CV et je m'ennuie à mourrir. Si vous avez été convoquée pour cet entretien, c'est parce que votre CV nous a interpellé donc pas besoin de me rabâcher votre parcours.
Je reste abasourdie quelques secondes face à cette réponse pour le moins désagréable et perturbante.
-Alors que souhaitez-vous savoir Mr Archer ?
-La raison pour laquelle je perds mon temps avec vous, me rétorque t-il.
Connard. C'est ce que je brûle d'envie de lui répondre. A la place, j'inspire profondément et je me lance.
-Vous perdez votre temps avec moi car vous recherchez une assistante commerciale compétente et moi, je recherche un emploi qui m'intéresse dans une entreprise accueillante et en plein essor. Si vous me laissez parler quelques minutes, vous comprendrez que je suis exactement la personne qu'il vous faut et que j'ai les compétences professionnelles et humaines requises. En revanche, si vous ne voulez pas m'accorder une chance et si vous êtes toujours convaincu que je n'ai rien à faire là, je ne vais pas insister plus longtemps.
Ma tirade semble légèrement le surprendre et je le regarde dans les yeux pour le convaincre de ma motivation. Au moment où il ouvre la bouche pour parler, une femme entre dans la pièce et nous interrompt.
-Tu as commencé sans moi Ethan ? Tu as bien fait, j'étais sur le dossier Dior avec Marina et je n'ai toujours pas fini. Elle se tourne vers moi et me demande: rappelez moi votre nom mademoiselle s'il vous plaît ?
Je lui réponds en souriant et elle se plonge dans le dossier qui porte mon nom. Lorsqu'elle lève à nouveau les yeux sur moi, elle m'offre un grand sourire chaleureux et Mr Archer se renfrogne au fond de sa chaise.
-Je suis ravie de vous rencontrer ! Je suis Rose Saint Martin, la co-directrice de cet établissement et la responsable commercial. Votre candidature à fortement retenu mon attention, votre parcours scolaire et professionnel correspondent à mes attentes. Maintenant, je n'ai qu'une interrogation: comment travaillez-vous en équipe ? Savez-vous œuvrer dans l'ombre du commercial pour lui faciliter la tâche et l'aider à décrocher de nouveaux marchés ?
Son sourire et sa bienveillance contrastent avec l'attitude de Mr Archer et je dois bien avouer que c'est très agréable !
-Je suis une personne agréable à vivre qui ne cherche pas à écraser les autres pour me mettre en avant. Au cas où ce n'était pas assez clair, ce pique vous est destiné Mr Archer ! Je suis quelqu'un de plutôt simple mais ma détermination m'aide à dépasser mes limites et à atteindre mes objectifs. J'ai toujours préféré mettre mes efforts au service du collectif plutôt que d'être dans la lumière.
-C'est le parfait discours du candidat, plus cliché tu meurs ! marmonne Mr Archer sans me regarder.
Double connard. J'ai envie de lui tordre le cou sur place mais Mme Saint Martin l'ignore totalement et poursuit ses questions. L'entretien dure encore plusieurs dizaines de minutes durant lesquelles Mr Archer enchaîne les commentaires désobligeants tandis que sa collègue continue de faire abstraction. C'est à ce moment que je crois comprendre leur stratégie du "good cop/bad cop" et je me félicite intérieurement d'être restée calme en apparence.
Après avoir répondu à une montagne de questions et avoir montré ma motivation du mieux que je le peux, Mme Saint Martin me fixe en souriant et me lance:
-Mademoiselle Dumin, j'aimerais vous soumettre une proposition d'embauche et vous présenter à l'équipe commerciale. Je pense qu'il est important que vos futurs collègues vous rencontrent au préalable, qu'en pensez vous ?
Mon cœur rate un battement et j'ai envie de me lever pour sautiller sur place comme une gamine le matin de Noël. Je suis tellement heureuse ! Ce boulot me plait, l'entreprise me plait, Mme Saint Martin semble être une responsable sympathique et juste. Seul Mr Archer fait tache dans ce décor idyllique, mais peut être qu'une fois embauchée, il se montrera sous un nouveau jour ? Je me lève et suis Mme Saint Martin sous le regard insistant de Mr Archer qui prend une dernière fois la parole de façon très audible.
-Vous êtes cependant priée de faire un effort vestimentaire a l'avenir, mademoiselle Dumin.
Je reste bouche bée puis me retourne et lui demande:
-Je vous demande pardon ?
-Je vais reformuler pour que ce soit bien clair: merci de laisser vos fringues déprimants et vieillots au placard. Une assistante commerciale doit être chaleureuse et... (il pose ses yeux sur ma poitrine puis continue) accueillante. Donc, ici vous porterez des vêtements féminins et modernes qui mettent en valeur vos atouts et vous garderez votre tailleur barbant pour vos amis le week-end.
Triple connard. Gros connard. Triple gros connard. Ne sachant que répondre face à cette remarque déplacée et machiste, je me retourne vers ma nouvelle responsable qui se contente de lever les yeux au ciel et de soupirer.
Le soleil est au zénith lorsque je sors de l'établissement avec un immense sourire aux lèvres. Je marche fièrement jusqu'à ma voiture, mon nouveau contrat de travail dans ma main gauche. Je suis sûre que Usain Bolt doit avoir ressenti autant de fierté lorsqu'il a gagné les JO ! Tu t'emballes peut être un peu Candice, non ? Quoiqu'il en soit, c'est avec joie et empressement que je compose le numéro de Cassiopée tout en entrant dans ma voiture. Elle répond à la troisième sonnerie.
-Cass, j'ai réussi ! Je suis prise ! J'ai un nouveau travail ! Fini le chômage, fini la déprime, fini l'ennui ! A moi les challenges, les dossiers importants, les clients chiants et les ragots à la machine à café ! Si tu savais comme je suis heureuse ! Ce boulot me motive vraiment, je crois n'avoir jamais ressenti cela auparavant! Je suis tellement heureuse ! T'ai-je déjà dit que je suis heureuse ?
Cassiopée rit de bon cœur avant de me répondre:
-Ma Can-can, ça me fait tellement plaisir d'entendre tout ça ! Je suis tellement fière de toi ! Moi qui allait te raccrocher au nez car je croyais que tu allais me prendre le chou avec tes places pour Coldplay...
Cass continue de rire tandis que je me fige sur place. Les places de concert ! Comment ai-je pu les oublier ? Il est plus de midi et tous les billets doivent déjà avoir été vendus. Mon enthousiasme s'écrase immédiatement et je laisse tomber ma tête contre mon volant. Je suis dépitée.
-Caaaaaaass, je gémis. Je n'ai pas pu acheter mes places, je passais mon entretien. Tu te rends compte ? J'attends ce concert depuis plus de deux ans et j'ai raté la mise en vente des billets. Je suis dé-gou-tée ! dis-je en pleurnichant.
-Rooooh mais c'est pas grave, il y en aura d'autres des concerts alors que des jobs de rêve, ça ne court pas les rues. Réjouis-toi de ta réussite, je refuse de t'entendre te plaindre pour quelque chose de si futile.
C'est alors que je réalise que ça ne sert à rien que je me plaigne auprès de ma meilleure amie car elle ne partage pas mon amour pour ce groupe. Je décide alors de lui raconter comment s'est déroulé mon entretien ainsi que l'attitude de Mr Archer.
-C'est simple, soit c'est un gros macho, soit c'est un frustré du cul, déclare t-elle comme si elle énonçait une vérité irréfutable. Maintenant ma jolie Can-can, c'est à toi de découvrir quelle supposition est la bonne ! Décris-le moi physiquement ? Il est plutôt du style chemise de comptable, grosse bedaine et moustache ou bien du style surfeur hawaïen bronzé ?
-Aucun des deux, je réponds en éclatant de rire. Il est du style connard, double connard et triple connard à première vue et j'espère ne pas le croiser souvent.
Nous continuons de discuter quelques instants puis je raccroche et allume le moteur de ma voiture. Je quitte le parking à la fois profondément heureuse d'avoir décroché ce travail et profondément déçue de ne pas avoir mes places de concert en poche. Je prends la direction de mon domicile tout en me repassant l'entretien en mémoire. Au moment où je bifurque en direction du centre commercial, je décide que je hais officiellement Mr Archer et ses remarques machistes. Mais ce n'est que lorsque je passe en caisse les bras chargés de tenues "chic et légèrement sexy" selon la vendeuse que je réalise que c'est moi que je hais d'avoir obéi à Mr Archer.