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-Il essaye de t'amadouer, craché-je entre mes dents serrées.
-Sûrement...
-Tu n'es pas d'accord avec moi ?
-Je... si, je pense que tu as raison. Mais tu vois, je... je le connais depuis qu'on est tout petits. Et le regard qu'il avait hier, ce n'était pas feint.
-Je n'ai jamais dit qu'il ne ressentait pas de peine en te voyant mener ta vie sans lui mais n'oublie pas que lui aussi te connait depuis tout petit. Il connait ton grand coeur et ton immense gentillesse. Et vu comment il a su appuyer là où ça te faisait mal pendant plusieurs années, je ne doute pas qu'il s'en serve pour te faire flancher à nouveau.
-Ça n'arrivera pas, tranche-t-elle d'une voix déterminée.
-Je l'espère aussi.
L'idée de la perdre, qu'elle retourne dans les bras de celui qui a abimé sa lumière, qu'elle ne veuille plus de sa place entre mes bras me fait mal. Physiquement mal.
-Je suis avec toi maintenant Louis, c'est toi qui compte. Seulement toi.
Ces quelques mots effacent tout et me gorgent d'un courage inouï. Ils m'aident à sortir du lit et à attendre un peu plus sereinement le réveil de ma fille. En cuisine, je me vide l'esprit en préparant un brunch du tonnerre. Bacon grillé, toasts d'avocat et oeufs mollet, fruits frais... l'odeur alléchante de tous ces mets doit être parvenue jusqu'à la chambre de Mila car je l'entends se lever au moment où je dispose tout sur un grand plateau. Armée de ses béquilles, elle trottine joyeusement vers moi. Un immense noeud retrouve aussitôt sa place dans ma poitrine. J'ai mal quand je respire, mal quand je la regarde, mal quand j'imagine la réaction qu'elle va avoir.
-Wahou ! C'est pour nous tout ça ? me demande-t-elle en salivant déjà à la vue du festin que je nous ai réservé.
-Oui. Installe-toi dans le salon, j'arrive.
J'inspire un grand coup, attrape deux verres de jus d'orange fraichement pressé et me jette dans la gueule du loup.
Assise sur le canapé, sa jambe plâtrée relevée sur le pouf en face d'elle, elle me regarde avec de grands yeux gourmands.
-Holly n'est pas là ?
-Non, elle est rentrée chez elle hier soir.
-Oh... dommage. J'aime bien quand elle est avec nous.
-Moi aussi mais...
C'est le moment. Et je ne sais absolument pas ce qui va passer la barrière de mes lèvres.
-...mais ça tombe plutôt bien, je voudrais te parler de quelque chose d'important.
-Ah bon ? De quoi ?
Je pose le plateau sur la table basse puis je m'installe à côté d'elle, le regard un peu perdu.
-De ta mère.
Ces trois mots alourdissent immédiatement l'atmosphère. Mila scrute mon visage avec tellement d'attentes dans ses yeux que je me maudis d'avoir un jour été trop lâche pour préférer un mensonge à la vérité.
-Je... je suis désolée Mila mais je t'ai menti. Quand je t'ai dit qu'elle avait été obligée de partir pour aller s'occuper des enfants en danger partout dans le monde. C'était... ce n'était pas vrai.
Je relève brièvement la tête pour découvrir son menton tremblotant, ses yeux déjà baignés de larmes. Et mon coeur se serre encore plus et je m'en veux, je m'en veux tellement !
-Si je t'ai raconté cette histoire, c'était pour te protéger. De la vérité. Pour ne pas que tu sois trop triste. En réalité, ta mère est partie quand tu n'étais qu'un bébé.
-Partie ? Mais pour aller où ?
-Je ne sais pas. Elle a abandonné sa vie et a disparu.
-Pourquoi ? Je ne comprends pas papa...
Je prends brièvement ma fille dans mes bras pour la consoler mais j'ai rapidement besoin de mes deux mains pour signer ce qui va suivre.
-Ta mère et moi, nous étions jeunes quand on s'est connus. Elle avait des problèmes avec ses parents, elle n'était pas heureuse et c'était compliqué pour elle de s'occuper de toi. Dans sa tête, elle n'allait pas bien. Alors elle a préféré partir, pour ne pas nous faire de mal.
Mila me regarde intensément et je vois bien qu'elle ne comprend pas ce que je suis en train de lui dire. J'essaie de ne pas trop accabler sa mère, de rendre le récit plus doux que la réalité mais ce n'est pas chose facile.
-Est-ce qu'elle est partie parce que je suis sourde ? Parce que j'étais un bébé trop nul ?
-Non ! Non ma chérie, je t'en supplie ne pense jamais des trucs pareils ! Regarde-moi Mila. Tu es la petite fille la plus extraordinaire de la terre entière. Que tu sois sourde ne change rien au fait que tu es merveilleuse.
-Alors pourquoi est-ce que je n'étais pas assez bien pour elle ?
-Ce n'est pas toi qui n'étais pas assez bien pour elle, c'est elle qui n'était pas assez bien pour nous. Elle avait des soucis dans sa tête, elle n'allait pas bien et elle n'était pas capable de s'occuper d'un petit bébé. Alors elle a choisi de partir. Quand j'y pense aujourd'hui, je me dis que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. J'ai pu prendre soin de toi, te protéger et t'aider à devenir la petite fille que tu es maintenant. Si elle était restée avec nous, peut-être que les choses n'auraient pas été aussi faciles.
-Et pourquoi est-ce que tu me dis ça papa ? m'interroge-t-elle alors que d'innombrables larmes cascadent toujours sur ses joues.
-Parce que je l'ai revue. Elle est revenue.
Les yeux de Mila s'écarquillent de surprise. Elle retient même sa respiration, attendant de connaitre la suite sans trop vouloir y croire.
-Elle dit qu'elle a changé, qu'elle s'est soignée et qu'elle voudrait te rencontrer. Pour réparer ses erreurs et apprendre à te connaitre.
-C'est... c'est vrai ?
Ses mains tremblent, elle peine à former correctement les signes tant l'émotion la submerge.
-Oui. Je lui ai parlé, longuement, j'ai lui ai posé beaucoup de questions. Elle habite en France mais elle nous a retrouvés grâce à l'article dans le journal local et elle a fait le voyage pour essayer de te rencontrer. Mila, je...
Un soupir m'échappe mais je ne veux plus mentir à ma fille. C'est terminé.
-Je ne vais pas te cacher que je n'ai pas confiance en elle. Je ne sais pas vraiment quoi penser de son retour. J'ai longtemps hésité avant de t'en parler mais je pense que c'est à toi de décider si tu veux la rencontrer ou pas. Tu n'es obligée de rien, tu peux même prendre ta décision plus tard. Prends-le temps de réfléchir tranquillement. Écoute ton coeur. Moi, je serai là, quoi qu'il arrive.
-Alors elle veut me voir ? Pour de vrai ?
-Oui. Elle a loué un petit appartement dans le village et elle a prévu de rester ici quelques temps. Elle attend que je lui fasse part de ta décision.
Ma fille laisse retomber ses mains sur ses cuisses. Elle les contemple, un peu ailleurs, franchement chamboulée par toutes ces révélations. Je me penche doucement vers elle, caresse ses cheveux un instant.
-Aujourd'hui, je ne te demande qu'une seule chose. Quand tu seras prête, ouvre-moi ton coeur. Dis-moi ce que tu ressens, ce qui te fait peur, ce qui te donne le sourire. Ne garde pas tout pour toi. C'est une étape importante de ta vie et je suis là pour t'épauler. Tu es la personne que j'aime le plus au monde ma chérie et jamais rien ni personne ne changera cela.
Un sourire un peu triste se dessine sur ses lèvres. Et une minuscule seconde plus tard, la voilà dans mes bras, passant ses mains dans mon dos, serrant mon t-shirt avec une force incongrue, déversant de nouvelles larmes contre mon coeur. Je l'entoure, l'étreint, l'embrasse et la rassure avec mes gestes, mes lèvres et cet amour qui déborde pour elle, rien que pour elle.
Après un long moment, elle se redresse, essuyant maladroitement ses joues du revers de la main, tentant vainement de maitriser ses sanglots qui font tressauter son petit corps tout frêle.
-J'ai peur papa.
-De quoi as-tu peur ma chérie ?
-Qu'elle me trouve nulle et qu'elle reparte encore.
Des milliers d'insultes fusent dans mon esprit. Voila exactement ce que je ne voulais jamais entendre.
-Tu n'es pas nulle Mila. Tu as des tas de qualités, tu es joyeuse, intéressante, lumineuse... tu es absolument parfaite comme tu es. Si Ariane repart un jour, ce ne sera pas de ta faute mais de la sienne. S'il y a bien une chose que tu dois absolument retenir dans toute cette histoire, c'est que c'est elle qui a eu un problème, pas toi. D'accord ?
Elle hoche la tête mais je me promets déjà de le lui rappeler souvent ces prochaines semaines.
-Tu penses qu'elle va repartir ?
-Je ne sais pas ma chérie. Je n'espère pas, non. Mais je ne la connais pas vraiment tu sais. Cela faisait six ans que je ne l'avais pas vue.
Les sourcils froncés, légèrement recroquevillée sur elle-même, Mila triture ses doigts, joue avec ses ongles. Elle prend le temps d'assimiler ces informations mais cela fait beaucoup pour une petite fille de six ans.
-Est-ce que tu veux qu'on mange un bout tranquillement ? lui proposé-je pour détendre un peu l'atmosphère. On pourra en reparler quand tu voudras.
Ma fille sort doucement de sa léthargie. Elle passe en revue tout ce que contient le grand plateau que j'ai apporté et son regard retrouve aussitôt la lumière qui l'habite habituellement. Elle me fait la liste de tout ce qu'elle veut avoir dans son assiette et j'éclate de rire tant elle est longue. Alors que je lui tends son assiette, ses mains s'agitent à nouveau.
-Et qu'est-ce qui se passera si je l'aime bien quand je verrai ?
-Comment ça ?
-Est-ce que tu seras triste toi ?
-Triste ? Non, pas du tout ! Si tu décides de la rencontrer, j'espère de tout mon coeur que vous vous entendrez bien.
Elle s'empare de son assiette en me souriant et cette fois, son sourire n'est plus triste. Elle la repose sur ses jambes un instant, juste le temps d'ajouter:
-J'ai envie de réfléchir un peu papa, ce n'est pas grave ?
-Pas du tout, c'est même très bien. C'est une décision importante alors prend tout le temps dont tu as besoin.
Ma réponse semble lui convenir puisqu'elle me demande ensuite si elle peut allumer la télé. Tradition dominicale oblige, nous nous installons confortablement devant l'émission de cuisine. Le courrier qui trône encore sur mon buffet me revient alors en mémoire. J'ai été tellement accaparé par cette histoire avec Ariane que j'en ai oublié de potasser la recette de mon « gâteau signature ». Mila doit lire dans mes pensées car elle me demande tout de suite:
-Tu sais déjà ce que tu vas préparer la semaine prochaine ?
La semaine prochaine ?! Oh bon sang, je ne serai jamais prêt ! Entre mes soucis personnels et ma gestion plus que catastrophique du stress, autant jeter l'éponge tout de suite.
-Je ne sais pas si je vais participer.
-Quoi ? Pourquoi ? Non, papa ! Il faut que tu le fasses !
-C'est dans à peine six jours et je ne sais même pas ce que je vais leur préparer ! Et puis, je préfère rester avec toi, avec cette histoire avec Ariane, je ne peux pas me permettre de me concentrer sur autre chose.
-Tu dis une bêtise papa, signe-t-elle en boudant. Ce n'est pas parce qu'elle est là que tu ne peux pas faire le plus géant gâteau du monde. Moi je veux venir avec toi samedi quand tu l'apporteras au jury.
Mes yeux passent du visage déçu de ma fille à ceux concentrés des candidats derrière l'écran. Je ne supporterai jamais une telle pression, je veux dire, je me débrouille plutôt bien dans la sécurité de ma cuisine mais de là à croire que je serai capable de mieux là-bas ? Cela me parait plus qu'impossible. Je m'apprête à lui l'expliquer quand je me heurte à ses pupilles noires. Elle brillent encore des larmes qui s'en sont échappées. Mais elles m'implorent silencieusement, elles me demandent de sauter dans le vide et d'essayer. De croire en moi autant qu'elle, elle croit en moi.
« J'ai pris une feuille et je leur ai dit que tout ce que tu savais faire. Ella m'a dit que c'était mieux si je mettais des photos de tes gâteaux mais je n'en avais pas alors j'ai dessiné un chou et aussi une tarte et aussi un cookie. »
Je repense à ces mots, à l'espoir qui l'animait et à la joie qui débordait de ses joues. J'imagine son courrier, ses mots, ses dessins. Et soudain, je comprends. Je ne veux pas lui donner l'exemple d'un père trop trouillard pour abandonner avant même d'essayer. Un père qui ne donne même pas de crédit à son courage. Je vais le faire. Je vais le faire et même si je me plante, elle sera fière de moi. Je vais faire honneur à ses rêves et à son audace.
-C'est d'accord. Je vais le faire mais à une condition: tu m'accompagnes à chaque étape.
-Oui ! Oui oui oui oui oui !
Mila me saute au cou et s'amuse à couvrir de baisers les verres de mes lunettes. Je feins de m'agacer mais mon coeur brûle de la voir si radieuse. Nous profitons de notre moment à nous, dégustant tranquillement notre brunch devant les exploits des cuisiniers amateurs qui se révèlent pleins de ressources. Mila commente leurs choix, les visuels présentés à la caméra et les avis du jury. Mais elle ne se montre pas aussi loquace que d'habitude. Plusieurs fois, je la surprends perdue dans ses pensées et je n'ai pas besoin de lui demander ce qui la tracasse. Je me contente de la blottir contre moi, de caresser ses cheveux. Je ne la presse pas, je la laisse prendre son temps.
Malgré tout ce que je pense d'Ariane, mes lèvres restent closes. J'appréhende déjà le choix que fera ma fille parce que je sais que dans tous les cas, notre vie ne sera plus jamais la même.