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Elle est blanche, toute simple, avec mon nom et mon adresse imprimés en noir. Mais il y a ce logo bleu et rouge en haut à gauche, cette image que je ne connais pas. Je fronce des sourcils en la décachetant. A l'intérieur, une unique feuille blanche sur laquelle un texte a été tapé à l'ordinateur. Je parcours les lignes du regard mais je n'arrive pas à les déchiffrer. Il y en a trop et quand il y en a trop, je panique.
-Prends ton temps Louis. Commence par le début. Tu te souviens, un mot à la fois, une phrase à la fois.
J'inspire profondément en me calmant. Je comprends maintenant quelques mots, quelques phrases mais ils ne font absolument pas sens. Je secoue la tête en tendant la feuille à Holly.
-J'ai réussi à lire un peu mais je ne comprends pas...
-Qu'est ce que tu ne comprends pas ?
-Ce que faisait cette lettre dans ma boite aux lettres.
Intriguée, elle parcourt rapidement le texte du regard. Plus ses yeux avalent les mots, plus son sourire s'élargit. Quand elle atteint la dernière ligne, sa main, plaquée sur sa bouche, tente de masquer sa joie. Elle me rend alors la feuille blanche et court chercher ma fille. Quand elles reviennent, Holly montre la lettre et le logo sur l'enveloppe à Mila qui se met à sauter de partout.
-Vous pouvez m'expliquer ce qu'il se passe ? demandé-je avec des mots et des signes.
-Papa, s'il te plait, ne me gronde pas.
Je sens que je ne vais pas apprécier la suite.
-J'ai écrit à l'émission de cuisine.
-Et ils ont retenu ta candidature, complète ma jolie blonde.
-Quoi ? Mais quelle candidature ? Interrogé-je bêtement.
-Je suis sûre que tu es le meilleur papa ! Et si tu participes à cette émission, tu vas gagner le concours et après tu auras des sous et après tout le monde saura que tu pâtisses trop bien et après tout le monde viendra dans ton salon de thé.
J'ai plus d'une fois rêvassé d'un hypothétique salon de thé que j'aimerais tenir pour faire de mes journées des folies sucrées. Mais c'est juste un rêve, une utopie.
-Et tu... tu as écrit... une lettre ?
-Oui. J'ai pris une feuille et je leur ai dit tout ce que tu savais faire. Ella m'a dit que c'était mieux si je mettais des photos de tes gâteaux mais je n'en avais pas alors j'ai dessiné un chou et aussi une tarte et aussi un cookie.
-Mais quand as-tu envoyé ce courrier ?
-Le soir où j'ai dormi chez Ella. J'ai dit à sa maman que je voulais te faire une surprise et elle m'a donné un timbre. Juste avant de mettre mon enveloppe dans la grosse boite verte, elle a écrit notre adresse derrière. Elle a dit que c'était mieux si je voulais avoir une réponse.
J'enregistre ses paroles sans trop y croire. Je reprends le courrier dans les mains pour parcourir de nouveau les lignes.
« candidature retenue... entretien... gâteau signature... concours télévisé... »
Les mots tourbillonnent dans ma tête. Je relève le nez pour croiser le regard enjoué d'Holly et celui, plus craintif, de Mila.
-Tu es fâché papa ?
-Non, non ma chérie. Mais je suis juste... surpris.
-Je sais que tu dis toujours que tu n'y arriveras pas avec les caméras mais je sais aussi que tu es le plus fort.
Je l'attrape pour la faire grimper sur mes genoux. Je fais bien attention à sa jambe plâtrée avant de lui coller un énorme bisou sur la joue. Je réfléchis une minute supplémentaire, grisé par l'effervescence qui règne en ce moment autour de mes pâtisseries, par la foi que Mila me porte, par sa bravoure de petite fille qui a décidé de prendre un stylo en main pour faire savoir au monde entier combien elle croit en son papa.
-C'est d'accord, je veux bien essayer.
Le pouce et l'index liés en un O parfait, ma fille s'excite dans tous les sens. Holly laisse échapper toute son exaltation en un puissant cri. Elle se met alors dans mon dos et se penche pour relire la lettre par dessus mon épaule.
-Alors... il va falloir que tu prépares ton « gâteau signature » et que tu le présentes lors d'un entretien avec les producteurs de l'émission samedi dans deux semaines à Dublin. Si tu es sélectionné à l'issue de cet entretien, tu participeras au concours qui aura lieu devant les caméras.
Mes méninges dopées à la gourmandise s'activent comme des folles. Un gâteau signature. En ai-je un, d'abord ? Je pense à plusieurs desserts que je réalise régulièrement mais aucun ne me semble être à la hauteur. Je vais prendre le temps d'y réfléchir sérieusement mais une chose est sûre, je pâtisserai en l'honneur de ma fille.
Mila n'est pas avare d'idées, elle me soumet tout un tas de propositions plus alléchantes les unes que les autres. Pour la première fois de ma vie, je m'empare d'une feuille pour noter tout ce qu'elle liste. Grâce à tout le travail que j'ai abattu avec Holly, je suis désormais capable d'écrire des mots comme tarte, entremet ou génoise. Ma douce institutrice se joint à notre liesse en énonçant des noms de desserts qui lui donnent l'eau à la bouche. Assis autour de ma vieille table de cuisine, nous rêvons tous les trois de gourmandise et de victoire.
-Bon, assez rêvassé, il est l'heure de déjeuner !
En descendant de mes genoux, ma fille demande à ma blonde de jouer aux petits chevaux. Elle accepte gentiment et la suit jusqu'à sa chambre où elles s'installent à même le sol. En voyant Holly être si à l'aise avec Mila, je me demande soudain si elle aimerait avoir des enfants. Non pas que je me vois déjà franchir ce cap avec elle mais après des années de relation, n'a-t-elle pas un jour souhaité porter la vie ? Je suppose qu'il est encore trop tôt pour ce genre de question.
Je me remets les idées en place en entamant un dernier examen de mes provisions. A part quelques biscottes, je n'ai rien à proposer à mes deux rayons de soleil. J'enfile donc mon manteau et mon écharpe aller acheter de quoi préparer un géant bowl cake à partager.
-Je vais à la supérette, je n'en ai pas pour longtemps, claironné-je sur le pas de la porte.
Je descends les escaliers en pensant déjà à la suite de la journée. Je compte bien séquestrer Holly et l'obliger à rester avec nous. Le ciel n'est pas trop chargé aujourd'hui, peut-être pourrons-nous aller flâner du côté du Donguaire Castle. Quand j'ouvre la lourde porte menant sur la ruelle, j'ai la tête remplie de douces pensées.
Mais ces douces pensées s'écrasent contre le bitume quand mes yeux se posent sur la silhouette immobile de l'autre côté du trottoir. Cette silhouette que je croyais ne jamais revoir. Ce fantôme du passé revenu hanter mon présent.
Brune, peau pâle, regard incertain, pantalon noir et manteau de la même couleur. Une apparition qui me plante un couteau dans le coeur. Ariane.
Je m'immobilise net, la poignée de la porte toujours en main. Une peur insidieuse pulse dans mes veines et je n'ai qu'une envie, faire demi-tour, refermer cette porte et ne plus jamais quitter la bulle de bonheur qui m'attend à l'étage. Mais elle là, elle ne bouge pas, elle me regarde et ses yeux semblent me demander de l'aide. De l'aide. A moi ? Elle est plutôt mal tombée.
Je la détaille un instant. Le souvenir que j'ai d'elle ne ressemble en rien à la femme qui se tient devant moi. Ses cheveux soigneusement coupés tombent sur ses épaules, ses vêtements semblent assez distingués et ses pupilles ne paraissent pas être noyées dans un mélange douteux. Elle tient son sac à main en cuir marron entre ses doigts, ajuste son foulard autour de son cou. Elle a l'air d'une adulte solide, d'une femme responsable. Et ça me terrifie.
Au bout de ce qui me parait être une éternité, Ariane finit par s'avancer prudemment vers moi, prenant bien soin de ne jamais lâcher mon regard tout en traversant la ruelle. Elle se plante à quelques mètres, affiche un sourire incertain. Ses doigts jouent avec un fil noir accroché à ses vêtements.
-Bonjour Louis.
A ma grande surprise, sa voix ne me ramène pas six ans en arrière. Sa voix ne me fait aucun effet. Tout simplement parce qu'à l'époque, elle refusait presque de me parler. Alors aujourd'hui, elle ne me rappelle aucun souvenir.
Je suis trop hébété pour répondre. Je me contente de cligner naïvement des yeux, d'attendre sa sentence.
-Est-ce qu'on peut... discuter ? demande-t-elle d'une voix mal assurée.
Soudain, je revois ma fille à l'étage, jouant dans sa chambre avec celle qui donne un nouveau sens à ma vie. Je repense à ce bonheur éphémère et j'ai peur qu'il m'éclate au visage. Alors je panique. Je panique.
-Non. Euh... je... non, p-pas, pas maintenant, rétorqué-je sèchement.
Ariane semble déconcertée par ma réponse.
-Oh... euh... tu es occupé ?
-Oui.
Un lourd silence s'installe.
-Alors quand... auras-tu un moment ? Pour parler.
Mon coeur et ma tête me crient de lui répondre « jamais ». Mais je dois être responsable, c'est de Mila dont il s'agit, la prunelle de mes yeux. Je ne peux pas prendre le risque de faire l'autruche et de la fuir. Mais j'ai besoin d'un moment pour réfléchir.
-Cet après-midi ? lancé-je un peu au hasard.
-Oui, d'accord, c'est parfait. Où veux-tu qu'on se retrouve ?
-Au port vers quinze heures ? débité-je tel un robot.
Ariane accepte et prend rapidement congé. Lorsqu'elle disparait au coin de la rue, je prends une grande inspiration. Je n'avais même pas réalisé que j'étais presque en apnée. Mes mains tremblent quand j'attrape un peu tout et n'importe quoi sur les étals de la supérette. Mon coeur est lancé au triple galop et rien ne semble pouvoir le calmer. Je me dépêche de régler mes achats et regagne l'appartement en courant. Quand je retrouve la quiétude de mon chez-moi, je voudrais croire à un mauvais rêve. Mais la trouille effroyable qui s'est incrustée dans chacune de mes cellule chasse mes illusions d'un revers de la main.
Un rire ricoche contre le mur de la chambre de Mila. Une voix douce et mélodieuse. Je plaque mes mains contre la table de la cuisine sur laquelle j'ai déposé mes sacs de course. Les épaules courbées, les paupières closes, je souffle longuement pour tenter de retrouver une contenance.
-Tout va bien ? s'enquiert Holly qui m'a rejoint.
Je me retourne et agrippe ses hanches. Je plonge le visage dans ses cheveux, respire l'odeur sucrée de son shampoing exotique. Mes inspirations sont hachées, mes expirations tremblotantes. Holly pose ses mains sur mes joues légèrement piquantes pour prendre mon visage en coupe. Son regard est plombé de toute l'inquiétude qui m'habite.
-Louis ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
-J'ai... j'ai vu Ariane... soufflé-je sans même le croire moi-même.
-Ariane ? La mère de Mila ?
Je hoche le menton. Holly passe une main sur sa bouche dans un signe de stupeur. Ses yeux s'arrondissent quand elle détaille les miens, ravagés par bien trop de craintes.
-Mais... comment ça se fait ?
-Je n'en sais rien, répondé-je en secouant la tête, incrédule. Elle était sur là, en bas, sur le trottoir quand je suis sorti.
-Elle t'attendait ?
-Je pense. Je n'en sais rien, à vrai dire.
-Tu lui as parlé ? Elle t'a dit quoi ?
-Elle voulait qu'on discute mais j'ai... j'ai paniqué, j'ai refusé, je ne pouvais pas Holly, pas maintenant, pas comme ça. Elle va vouloir me prendre Mila, j'en suis sûr !
-Attends, calme-toi Louis, me dit-elle en nouant ses bras autour de ma taille. Tu ne sais pas encore ce qu'elle te veut donc ne t'affole pas.
-Qu'est-ce qu'elle pourrait bien vouloir d'autre que récupérer Mila ?
-Je ne sais pas, murmure-t-elle, aussi perdue que moi. Tu vas la revoir ?
-Cet après-midi, à quinze heures.
Dans le couloir, nous entendons le bruit des béquilles de Mila. Je sursaute d'un bond, passe une main sur mon visage pour chasser mes tourments et faire bonne figure. J'attrape le sac de course, me réfugie devant ma cuisinière et m'accorde une minuscule parenthèse avant de devoir mentir à ma fille. Holly l'intercepte discrètement et lui propose de lui faire de jolies nattes. Folle de joie, elle accepte aussitôt et s'installe sur le canapé du salon. Je me force à préparer rapidement de quoi nourrir les filles - le bowl cake attendra ! - et propose à Mila d'appeler Ella pour savoir si elle disponible pour jouer. Je ne veux pas qu'elle sente à quel point mon monde est en train de s'écrouler. Au téléphone, Jodie m'explique qu'ils s'apprêtaient à partir se balader et me propose d'emmener Mila avec eux. Cette fois, je ne tergiverse pas, j'accepte. Une heure plus tard, il ne reste plus que moi, Holly et un milliard de questions sans réponse.
Ma jolie blonde me propose de m'accompagner au port mais je ne veux pas l'impliquer dans cette histoire. Je ne suis plus l'ado désoeuvré qui ne connaissait rien à la vie. La vie, je l'ai prise en pleine tronche et je l'ai affrontée comme j'ai pu, avec un bébé sous le bras et des tonnes d'incertitudes. Alors ce n'est pas le retour d'Ariane qui changera quoique ce soit.
Les nuages sont désormais plus denses dans le ciel quand j'avance sur le port en direction de la mère de ma fille. J'ai le coeur tout affolé mais je fais bonne figure. Elle est assise sur un banc mais se relève dès qu'elle m'aperçoit.
-Merci d'être venu.
-C'est normal, répondé-je sobrement en prenant place sur le banc.
Elle m'imite, s'installe les mains coincées entre ses jambes.
-Tu dois sûrement te demander ce que je fais ici, commence-t-elle.
-Oui, entre autres.
-Je... je te cherche depuis plus d'un an maintenant. Je t'ai retrouvé grâce à un article paru dans le journal local il y a quelques semaines. Je... à la réunion des anciens élèves du lycée l'été dernier, personne ne savait ce que tu étais devenu. J'ai fini par apprendre que tu étais parti en Irlande et je n'ai pas arrêté d'écumer le net pour essayer de te trouver.
Je l'écoute attentivement mais je ne prononce pas un mot. J'attends plutôt les siens, sans doute destructeurs.
-Je suis clean tu sais. J'ai complètement arrêté ce qui me pourrissait le cerveau. Je ne touche plus à rien. Je suis tombée très bas après... après l'accouchement. Je... je suis passée par des moments que je préfèrerais oublier. Mais j'ai réussi à reprendre ma vie en main. J'ai suivi une cure de désintox, j'ai vu un psy, je le vois toujours d'ailleurs, j'ai fait une formation à distance et j'ai trouvé un boulot que j'adore. Je suis secrétaire médicale. Oh et puis aussi, je... je vis en France avec mon conjoint depuis presque deux ans. Il s'appelle Alban. C'est un homme en or. Je mène une vie tout ce qu'il y a de plus banale. Mais...
Elle baisse les yeux et je vois la balle arriver, fendre l'air et se planter dans mon coeur sans aucun scrupule.
-... mais quoi que je fasse, j'ai toujours ce trou béant au creux de la poitrine. Ce manque, cette culpabilité. En abandonnant Mila, j'ai fait la plus grosse erreur de ma vie. Et je veux la réparer.
Les gens passent, marchent, avancent. Les badauds continuent de se promener, de papoter, de profiter. Ils n'entendent pas le bruit que fait mon coeur quand il s'écrase à mes pieds, ils ne voient pas ma vie se désagréger violemment, d'un seul coup, comme ça, juste comme ça, avec des mots, des mots que je voudrais détruire, supprimer du dictionnaire, faire disparaitre à tout jamais.
-Tu n'imagines pas à quel point je regrette ce que j'ai fait Louis. J'ai honte. Mais au lieu de me morfondre, je voudrais essayer de me racheter et de faire partie de la vie de Mila. Bien sûr, cela ne...
-Hors de question, tonné-je entre mes dents serrées.
-Q-quoi ?
-Il.est.absolument.hors.de.question.que.tu.fasses.partie.de.sa.vie ! fulminé-je en me levant.
-Louis, s'il te plait, ne te braque pas.
-Ne te braque pas ? Ne te braque pas ? Non mais tu t'entends ? m'emporté-je pour de bon. Tu nous as abandonnés Ariane. Tu as dit que tu allais chez toi chercher des affaires et tu n'es jamais revenue ! Tu as changé de numéro de téléphone, tu as disparu de la circulation ! Elle avait cinq jours. Cinq minuscules jours. Et six ans après, tu réapparais comme par magie et tu t'imagines que tu as le droit de bouleverser nos vies ? Tu n'as plus aucun droit sur nous Ariane. Tu y as renoncé le jour où tu es partie.
-Louis, attends !
Les poings serrés, je décampe aussi vite que je le peux. Je me fiche de ses remords. Elle a intérêt à disparaitre à nouveau parce que je ne la laisserai jamais me prendre ma fille.