Chapitre 4
GRIFFIN SE TENAIT devant la grande baie vitrée de son appartement tandis que Billy relayait tout ce qu'il avait appris sur la fusillade.
- Il faut encore que je confirme, mais l'équipe de sécurité de l'hôpital a rempli un rapport sur une médecin qui s'est fait harceler sur le parking après son service.
— Et en quoi ça me regarde? demanda-t-il en tournant le dos à la fenêtre.
- Peut-être en rien, mais j'ai trouvé ça intéressant que trois types masqués se pointent pour cibler spécifiquement la médecin qui s'est occupée de toi.
Voilà qui retint son attention.
- Est-ce qu'elle a dit ce qu'ils voulaient?
Billy secoua la tête.
- Le compte-rendu ne le disait pas et je ne lui ai pas encore parlé. Elle ne travaille pas avant mardi et même si j'ai son adresse, je ne pense pas que je devrais aller la voir chez elle à ce sujet. Je ne travaille pas officiellement sur ce cas. Si elle appelait le commissariat...
Griffin le coupa en abattant sa main dans l'air.
— Ne fais rien qui puisse attirer l'attention. Je m'en occupe.
— Tu es sûr que c'est une bonne idée?
- Il faut que je fasse quelque chose. Les gars sont sur les nerfs. Ils veulent du sang pour ce qui s'est passé.
Dans la Meute, la loyauté était féroce. Ils étaient prêts à mourir les uns pour les autres.
- Je ne sais pas si l'incident avec la médecin est lié aux types qui t'ont tiré dessus.
- On le saura bientôt, j'imagine. C'est quoi son adresse?
— Je te l'enverrai par texto.
Griffin frotta sa mâchoire piquante.
— Tu crois que ça aurait pu être la Meute Sauveur?
Il s'agissait de leurs rivaux sur l'autre rive.
- Mon contact chez eux dit que non.
- Comme s'ils allaient avouer, marmonna Griffin.
Toutefois, ça ne ressemblait pas à quelque chose que Félix, le chef de l'autre Meute, aurait fait.
- J'en déduis que tu n'as toujours pas trouvé de vidéos de sécurité qui montrent la fusillade.
C'était allé si vite, Griffin n'avait pas vu grand-chose d'autre que le flou d'un véhicule en mouve-ment, et les flashs des coups de feu.
- Non. Et même si c'était le cas, je parierais que leur voiture était soit volée, soit dépourvue de plaques. Ça pourrait même être celle qu'on a retrouvée cramée sous un échangeur routier ce matin.
- Alors tu es en train de me dire qu'on a que dalle, soupira Griffin.
- Désolé, patron. Je vais continuer à fouiller.
- Ne t'excuse pas. Ce n'est pas de ta faute. J'apprécie tes efforts. Mais sois prudent. Quiconque prêt à s'en prendre à moi n'hésiterait pas à te tuer.
- Ils peuvent toujours essayer, répliqua Billy avec un sourire assuré.
- Fais gaffe.
- C'est toi qui dois faire attention. Hors de question que tu meures et que tu laisses un vide pareil à la tête de la Meute. On risquerait de se retrouver coincés avec Félix et son drôle de délire avec les boissons protéinées.
- Dis donc, je me sens vraiment aimé.
— Tu préférerais que je te passe la pommade?
- Oui! rétorqua Griffin avec un grand sourire. Tu ferais mieux de filer avant que quelqu'un te voie
avec moi.
Billy faisait partie de la Meute, mais personne n'était au courant à l'extérieur et ils avaient envie que ça reste ainsi. Cela voulait dire ne laisser personne en dehors des gars voir Griffin et Billy ensemble.
Une des raisons pour lesquelles il avait acheté ce bâtiment, c'était son accès souterrain. Un propriétaire précédent avait non seulement construit un escalier secret avec des portes dissimulées à chaque étage, mais avait carrément creusé un tunnel qui passait du sous-sol au réseau de métro. Cela rendait très facile de rentrer et sortir discrètement, surtout que seule la Meute était au courant des passages secrets.
Alors que Billy partait vers le panneau lambrissé qui dissimulait la porte, il s'arrêta devant les écrans de sécurité sur lesquels on voyait les images des différentes caméras placées dans la boutique.
- On dirait que la toubib sait qui tu es, déclara-t-il en pointant une image.
— Qu'est-ce que tu racontes?
- Parce qu'elle est là, dans ta boutique, en train de regarder les vapoteuses.
Sur cette déclaration inattendue, Billy s'en alla. Forcément, Griffin eut envie de vérifier ce qu'il en était. Il fixa l'écran et observa la femme. C'était une vraie beauté, ce dont il ne s'était pas rendu compte vu que seuls ses yeux avaient été visibles pendant leur première rencontre. Et il avait été plutôt distrait par les balles qu'il avait sous la peau.
Elle avait de longs cheveux rassemblés en un chignon défait, des traits fins, des lèvres pleines, et un jean qui lui moulait les hanches. Le genre de corps qui donnait envie aux hommes de s'attarder sur sa silhouette. Canon. Sûrement prise. Dommage, fut tout ce qu'il parvint à penser alors qu'elle se penchait sur une vitrine pour regarder quelque chose que la femme à côté d'elle lui montrait.
Pourquoi était-elle dans sa boutique? C'était peut-être une coïncidence. Après tout, même les toubibs fumaient. Toutefois, avec le secret que Griffin gardait, il ne se contentait jamais de l'explication la plus simple.
Et si la médecin l'avait reconnu d'une façon ou d'une autre? Est-ce qu'elle était déjà venue dans sa boutique et l'avait vu derrière le comptoir? Il ne travaillait pas souvent en bas, enfin, plus. Est-ce qu'elle l'avait cherché et si oui, pourquoi? Il ne se souvenait pas avoir fait quoi que ce soit aux urgences là où on aurait pu le voir. Dès qu'il avait pu fuir la salle d'opération, il était entré dans une salle vide pour se transformer. Il avait bien reniflé autour de lui pour s'assurer qu'il n'y avait personne alentour avant de se faufiler dans le couloir désert. Une fois sorti de cette section, il n'avait pas pu éviter de se faire voir.
Les gens avaient vu un loup, oui, mais personne n'aurait dû associer cela avec un patient qui se faisait la malle.
Mais s'il avait fait quelque chose avant de reprendre conscience? Peut-être que la médecin avait vu quelque chose qui la rendait soupçonneuse? Et ces hommes, sur le parking? Était-ce eux qui lui avaient demandé de venir dans sa boutique?
La curiosité lui fit enfiler un sweat à capuche auquel il ajouta une casquette et des lunettes de soleil.
La Meute le reconnaîtrait à l'odeur, mais pour n'importe qui d'autre qui jetterait un regard nonchalant dans sa direction, il serait à peu près anonyme. Il descendit les escaliers et se glissa dans la réserve d'où il écouta la toubib et son amie discuter avec Lonnie à la caisse. Le bip qui marquait la vente ré-sonna. C'était pour lui le signal de se mettre en route.
Il passa dans l'allée avant que la cloche de la porte d'entrée ne l'avertisse qu'elles étaient sorties. Il compta jusqu'à dix, sachant que c'était à peu près le temps qu'il leur faudrait pour passer devant lui.
S'il ne les voyait pas, cela voulait dire qu'elles étaient parties dans l'autre sens.
À sept, elles passèrent devant lui : deux amies, qui ne se souciaient pas du monde qui les entourait.
Elles ne le remarquèrent même pas et il leur emboîta le pas, juste un passant de plus qui se baladait par un bel après-midi un samedi. Elles n'allèrent pas bien loin et tournèrent dans une rue de côté qui donnait sur un quartier résidentiel un peu plus ancien : des bâtiments à un étage, rectangulaires, en briques ; un style qu'on retrouvait un peu partout à Ottawa.
Quand elles bifurquèrent vers une maison, il continua à avancer sur le trottoir d'en face et ne s'arrêta pas pour regarder avant d'avoir entendu une porte claquer. Seulement alors, il traversa et revint en arrière et se glissa dans un jardin, deux maisons avant celle qui l'intéressait. Il y avait un panneau À vendre devant, et pas de rideaux aux fenêtres, ce qui en faisait un bon endroit pour se cacher et obser-ver. Une fois qu'il serait entré, bien sûr. Ce n'était pas dur : les touches du boîtier de sécurité gardaient l'odeur de la personne qui appuyait dessus à chaque visite. Il fallait juste trouver le bon ordre. En moins de deux, il fut à l'intérieur et monta à l'étage. Il entrouvrit une fenêtre pour surveiller la maison où la médecin et son amie étaient entrées. Sa maison à elle? Il le saurait vite.
Il envoya un message à Billy.
Eh, c'est quoi l'adresse de la toubib?
Alors qu'il attendait la réponse, il lui apparut qu'il ne connaissait toujours pas son nom. Mais il avait une idée de comment le découvrir. Il ouvrit le site de l'hôpital sur son téléphone. En quelques clics, il eut la liste du personnel. Seulement des noms, pas de photos.
Heureusement, Billy lui envoya un message avec tout ce qu'il lui fallait.
Maeve Friedman.
Son adresse était celle de la maison où il l'avait suivie. Trente-sept ans. Pas de casier. Pas même une amende pour excès de vitesse.
Son nom, sa ville et connaître son apparence physique lui suffirent pour la retrouver sur les réseaux sociaux. Elle ne postait pas grand-chose mais ses profils indiquaient qu'elle était célibataire.
Comme Griffin avait quelques heures avant la tombée de la nuit, il fit la sieste : son corps avait besoin de sommeil après ce traumatisme physique. La guérison rapide, un attribut propre aux lycans, lui prenait beaucoup d'énergie.
Quand il se réveilla, la nuit était tombée et les lampadaires s'étaient allumés. Ils étaient en nombre suffisant pour éclairer la zone tout en créant de profondes poches d'ombre. Parfait pour se faufiler discrètement par-derrière. Il quitta la maison et se rapprocha avec prudence, de jardin en jardin, en espérant que personne ne le repérerait et n'appellerait la police.
Quand il arriva sur le terrain de la médecin, il se courba pour inspecter les barres sur les fenêtres du sous-sol. La rouille les faisait adhérer. Ce n'était pas par là qu'il rentrerait.
Il examina l'arrière de la maison, avec sa porte vitrée coulissante et une petite véranda qui menait à un bout de jardin couvert de graviers. La méthode des classes supérieures pour éviter de tondre la pe-louse.
Le bruit soudain de la porte coulissante le fit se précipiter hors de vue. Blotti contre le porche, il espéra que la personne qui était sortie ne baisserait pas les yeux vers là. Un parfum vogua vers lui : su-cré, avec une touche de vanille et de savon. Était-ce la toubib? À l'hosto, il était dans un état second et ses sens ne fonctionnaient pas à plein régime, sans mentionner qu'elle s'était désinfectée avant d'opé-rer.
Une planche craqua alors qu'elle avançait vers le bord de la terrasse. Il l'entendit inspirer et sentit la fumée de la vapoteuse. Sucrée, avec un soupçon de hasch. Probablement une formule « nuit tranquille ». Très populaire chez les cols blancs.
Un regard rapide lui confirma que c'était bien la médecin qui fumait. Elle prit environ trois taffes avant de rentrer. Clic. Le verrou s'était engagé. Bien vu. En ville, on ne pouvait jamais être trop pru-dent. Sa boutique avait des barres aux fenêtres et des portes renforcées par de l'acier.
Mais aussi prudents que les gens soient avec les entrées au rez-de-chaussée, ils avaient tendance à faire moins attention avec les fenêtres à l'étage. Il leva la tête. Il n'y avait pas d'auvent derrière. De-vant, par contre, il se rappelait qu'il y avait un porche qui couvrait les marches. Bien éclairé. Il lui fallait trouver un autre moyen d'entrer.
Il retourna à la maison où il avait fait la sieste, cette fois en utilisant la fenêtre de l'étage pour sortir sur le toit. Vivre en ville, c'était la promiscuité avec ses voisins. C'était super facile pour lui de sauter sur le toit d'à côté, et de là, sur celui de la toubib. C'est ensuite que ça se compliqua, car il dut trouver une fenêtre qui n'était pas fermée, et ensuite, se balancer sur la corniche, ouvrir la moustiquaire - en silence, bien sûr - et faire coulisser la vitre. Il se faufila dans une chambre qui ne pouvait être que la sienne. L'odeur de la médecin y était partout.
Il n'alluma pas mais il y voyait correctement, même dans la pénombre. Un lit fait, avec un seul gros oreiller. Une table de nuit de chaque côté. Une commode au pied. Un placard avec des miroirs aux portes. Une seule porte vers l'extérieur. Les maisons plus anciennes comme celles-ci n'avaient pas de salles de bain en suite.
Il traversa la chambre pour aller jeter un coup d'œil par la porte, mais revint bien vite en arrière en entendant quelqu'un monter les escaliers.
Où se cacher? La porte du placard ferait trop de bruit avec sa vieille glissière en métal. Il n'avait pas le temps de s'échapper par la fenêtre. Il plongea sous le lit en espérant que le couvre-lit ne se balancerait pas trop longtemps.
Elle entra et alluma l'interrupteur. Sous le lit, la vue obstruée par le tissu vaporeux, il n'eut qu'un vague aperçu de ses pieds et ses chevilles alors qu'elle se déplaçait dans la chambre. Il entendit un bruit de tissu alors qu'elle se débarrassait de ses vêtements et les plaçait dans une corbeille, suivi d'un tiroir qui s'ouvrait et se fermait : elle prenait son pyjama. Une nuisette sexy ou un ensemble confor-table?
Peu importait. La lumière s'éteignit et elle marcha jusqu'au lit. Les ressorts craquèrent légèrement quand elle y grimpa.
Eh merde. Il était coincé jusqu'à ce qu'elle s'endorme.
Allongé sous le lit, en train d'attendre, la pensée lui vint enfin : qu'est-ce que je suis en train de foutre?
Il ne savait pas franchement pourquoi il avait ressenti le besoin d'entrer. Qu'est-ce qu'il s'attendait à trouver, au juste? Elle n'était pas de mèche avec ses ennemis, à l'évidence, sinon elle l'aurait laissé mourir aux urgences.
Mais elle était venue dans sa boutique.
Acheter de l'herbe. La meilleure de la ville.
Qu'elle avait fumé ensuite.
Quel abruti il faisait. Un gros parano, coincé sous un lit, alors que la femme qui s'y trouvait se tournait et se retournait, tracassée par quelque chose.
Pas comme Griffin. Il s'endormit bien avant elle.