Chapitre 2
À QUATRE PATTES, douloureusement, Griffin se précipita hors de l'hôpital et n'arrêta pas de courir avant d'avoir atteint une ruelle à l'abri des regards. Seulement alors osa-t-il reprendre forme humaine en grimaçant tout du long. C'était comme ça, quand on avait le poitrail criblé de balles.
C'était un miracle qu'il ne soit pas mort. Il se serait vidé de son sang sans le Bon Samaritain qui l'avait tiré dans sa boulangerie et avait empêché les tireurs d'aller au bout de leur entreprise. C'était lui qui avait dû appeler une ambulance parce qu'un hôpital était le dernier endroit où Griffin serait allé de lui-même. Il aurait plutôt tenté sa chance avec Ulric, qui avait été infirmier dans l'armée pendant un temps.
Se réveiller pendant une opération? Très inattendu, tout comme la médecin, masquée, en combi, qui travaillait sur lui. Les odeurs d'antiseptique qui se mêlait à celle, cuivrée, de son propre sang, l'avaient laissé désorienté. Il n'arrivait pas à sentir le docteur et ça l'avait perturbé parce que l'odeur d'une personne lui donnait beaucoup d'informations.
Au moins, il avait pu observer sa compétence et son sang-froid alors qu'elle se penchait sur lui avec concentration pour retirer les balles. Rester allongé sans bouger alors qu'elle les retirait lui avait demandé une bonne dose de volonté, parce que ça faisait un mal de chien. Comme s'il ne l'aurait jamais avoué. Ne jamais montrer de faiblesse.
Jamais.
Et aussi, ne jamais attendre les flics.
Il ne doutait pas que s'il restait dans le coin pour qu'elle le recouse, ils se seraient pointés pour venir lui poser des questions qu'il préférait ignorer.
Qui vous a tiré dessus?
Pas des gens bien.
Pourquoi?
Voir réponse ci-dessus.
Qui êtes-vous?
Pas vos affaires.
Griffin préférait vivre en passant sous le radar. Pas d'arrestation. Même pas une amende pour excès de vitesse. On ne pouvait pas être trop prudent quand on était dans sa position. Il espérait juste que, quand il avait pris la fuite, personne ne s'était aperçu qu'un homme était entré dans un placard et qu'un loup en avait émergé. Il lui faudrait demander à Dorian de vérifier les caméras de l'hôpital.
Un loup en ville n'était pas un déguisement idéal, mais comme l'aube n'était pas encore là, il n'y avait pas masse de gens pour le voir et ceux qui auraient brièvement aperçu sa silhouette agile et fourrée le prendraient pour un chien. Insultant, mais ça l'arrangeait.
Maintenant, il courait comme il pouvait, affaibli par le sang qu'il avait perdu et la douleur. Peut-être qu'il aurait dû la laisser recoudre les plaies les plus larges. Il arriva chez lui sans ennuis supplémen-taires. Le portail sans symbole, un peu rouillé, avec sa peinture noire qui s'écaillait, s'ouvrit avant qu'il puisse frapper. La caméra qui surveillait l'allée avait dû montrer son arrivée.
Il se transforma à peine entré. Il entendit la porte claquer et apprécia la couverture qu'on lui passait
— Qu'est-ce qui t'est arrivé bon sang? s'exclama Quinn qui s'occupait de la sécurité nocturne de la
- J'avais envie de voir ce que ça fait d'être une cible dans un champ de tir, répliqua-t-il avec sar-casme.
Il grimaça en se redressant et enroula la couverture autour de sa taille.
Il entra dans l'espace principal du bâtiment qui appartenait à Lanark Leaf Inc. Son entreprise. Son bâtiment. Son opération. Entièrement légale. Maintenant, en tout cas. Quelques années auparavant, avant la légalisation de la marijuana, il vendait ses produits depuis le coffre ouvert de sa voiture. Main-tenant, il possédait quelques boutiques en ville, alimentées par ses cousins à la campagne, des membres de la Meute de North Bay. Les Lanark étaient désormais riches et respectés. Alors tous ceux qui disaient qu'ils n'arriveraient jamais à rien pouvaient aller se faire foutre.
- Oh la vache, putain, qu'est-ce qui t'est arrivé?
Ça, c'était Wendell qui se leva de la table où il était en train de travailler sur un ordinateur à faire des calculs. Des calculs quelque peu rectifiés.
Des années de ventes illégales leur avaient laissé une certaine quantité de cash à blanchir, ce qu'ils faisaient lentement en alimentant leurs comptes en banque pour les remplir sans faire quoi que ce soit de dingue qui attirerait l'attention. Les maths n'étant pas son point fort, Griffin laissait Wendell gérer ça.
- Donne-moi une seconde. J'ai besoin d'un froc.
Il partit vers le carton qu'il gardait à côté de la porte de derrière pour les fois où quelqu'un se pointait en ayant besoin de vêtements. La plupart du temps, ils ne se transformaient pas en ville. Les loups, ça attirait l'attention. Mais parfois, il fallait bien et ils préféraient être préparés. D'où le carton avec les joggings, tous extralarges, car ça permettait à tous les garçons de les mettre, sauf Travis qui faisait une tête de plus que tous les autres, et Lonnie qui faisait une tête de moins. Pour les godasses, ils avaient des sabots de jardinage en grande taille. Ultras moches, mais pas cher, et en arrachant la lanière du talon, ils allaient à tout le monde si bien qu'ils pouvaient rentrer à la maison et avoir quelque chose à se mettre.
Les garçons se retinrent de poser des questions le temps qu'il enfile un pantalon. Dès qu'il eut saisi un tee-shirt sur lequel était écrit Fume un coup et souris, Wendell commença :
— Qui t'a tiré dessus?
- J'en sais rien.
Il passa la tête dans l'encolure et se tourna pour faire face à son équipe, juste eux deux pour le mo-ment, mais il était certain qu'ils avaient déjà envoyé des SMS aux autres.
- Comment ça, t'en sais rien? Qu'est-ce qui s'est passé bordel?
En d'autres circonstances, Griffin l'aurait envoyé bouler pour prendre ce ton avec lui et faire ce genre de demande. Mais là, il laissa passer : après tout, ce n'était pas tous les jours que votre Alpha se pointait en mode gruyère. Sans mentionner que Wendell avait presque vingt ans de plus que lui. Il avait gagné le droit de poser des questions.
— Je rentrais chez moi après avoir regardé le match de hockey avec Phil.
Phil était un vieil ami de lycée. Ils ne se voyaient pas souvent depuis que sa femme avait accouché.
— Ça a fini tard parce qu'il y a eu trois temps additionnels. Je passais devant Juniper's Cupcakes - la meilleure crème au beurre de la ville - quand une voiture s'est mise à ralentir et au moins deux personnes ont ouvert le feu.
Heureusement, ils ne savaient pas viser et avaient manqué sa tête, sinon il ne serait pas là pour en parler.
- Attends, tu es en train de dire que quelqu'un a essayé de te descendre? balbutia Quinn.
- Peut-être, dit Griffin.
- Peut-être? répéta Wendell sèchement. Tu es criblé de balles.
- En supposant que les balles étaient pour moi.
— Elles sont censées être pour qui d'autre? rugit quasiment Wendell.
Griffin laissa passer. Après tout, Wendell avait perdu son fils par arme à feu quelques années aupa-ravant. Un fermier avait vu un loup près de son terrain et avait tiré. Cette ferme leur appartenait désor-mais. Quant au fermier... les gens trouvaient ça ironique qu'il soit mort dans un de ses propres pièges à loups alors que les responsables de la conservation des espèces lui avaient ordonné de les retirer.
— Tu peux arrêter de beugler parce que j'en sais rien du tout. Je n'ai pas reconnu la voiture et ils portaient ces masques médicaux à la con et des bonnets.
Les masques étaient des restes de la pandémie de COVID-19. Tout le monde ne s'en était pas débarrassé quand ils n'avaient plus été obligatoires. La police s'en plaignait parce qu'ils permettaient aux voleurs et autres délinquants d'agir en toute impunité, car personne ne pouvait les identifier.
Wendell se tourna vers son ordinateur.
— Tu as dit que ça s'était passé devant Juniper's Cupcakes?
— Ouais. C'est le pâtissier qui a couru dehors et m'a tiré à l'abri. Il m'a envoyé à l'hosto où une toubib m'a sauvé la vie.
Ce fut au tour de Quinn de relever avec incrédulité :
— Six balles, et ils t'ont laissé sortir?
— La toubib voulait pas. Disons que j'ai un peu insisté.
Wendell secoua la tête.
- Idiot. Tu aurais dû la laisser te recoudre.
— Je voulais partir avant que les flics viennent poser des questions.
- Et puis quoi? C'est toi qui t'es fait tirer dessus. Tu n'aurais pas eu d'ennuis.
- Autant ne pas attirer l'attention de base. Et puis, je ne saignais déjà plus. Dès que j'ai plus eu d'argent dans le corps, ça a commencé à cicatriser.
Le mot argent les fit tous se figer et Wendell demanda d'une voix basse :
- Ils t'ont tiré dessus avec des balles en argent?
- On dirait bien. Ça brûlait comme si c'en était, en tout cas.
Avec le recul, il regrettait de ne pas être parti avec le plateau où se trouvaient les balles, mais bon, comment l'aurait-il ramené de toute façon?
- Des balles en argent et tu te demandes si c'était bien toi la cible?
L'incrédulité fit montrer la voix de Wendell dans les aigus.
- Ça pourrait être une coïncidence, temporisa Griffin.
Il n'avait pas envie que ses gars commencent à s'exciter et sortent chercher la bagarre. Il valait mieux savoir d'où ça venait exactement avant de chercher à se venger.
— Je parie que c'est ces enfoirés de l'autre rive.
Quinn parlait de la meute la plus proche, côté Québec.
- On n'en sait rien. Pourquoi ils viendraient nous faire chier maintenant alors que tout se passait bien?
Une des choses que Griffin avait faites en prenant la Meute à son Alpha précédent, c'était mettre les choses au clair. Ottawa et la vallée appartenaient à Griffin qui dirigeait le Byward Pack, tandis que la rive côté Québec, l'Outaouais, appartenait au Pack Sauveur, mené par Félix.
— Je te parie que c'est ces enfoirés qui essaient de gagner du terrain parce qu'ils savent qu'on a le plus gros marché, dit Quinn en brandissant le poing.
- Peut-être. Ou peut-être que c'est quelqu'un qui veut qu'on pense ça, le calma Griffin.
- Alors qu'est-ce qu'on fait? demanda Quinn en faisant craquer ses doigts, prêt à aller jouer les gros bras.
- On choisit la prudence, pour commencer. Jusqu'à ce qu'on sache ce qui se passe au juste, on devrait tous faire plus attention quand on sort. Ça veut dire ne pas avoir d'emploi du temps régulier.
Rendre ça difficile aux gens de nous suivre, suggéra Griffin.
- Comment ça va nous aider à trouver qui t'a tiré dessus? lâcha Quinn, sceptique.
- Ça, je m'en occupe.
Il avait un ami chez les flics, un gars de la Meute et en même temps pas vraiment, vu qu'il portait l'uniforme. Mais Billy l'aiderait s'il le lui demandait.
- On va augmenter la sécurité de la boutique aussi.
— Tu veux que j'ajoute ces caméras dont on discutait sur le toit? demanda Wendell.
Dorian, leur technicien, leur en parlait depuis des semaines. Pour le moment, les caméras ne montraient que la porte de devant et celle de derrière.
- Oui. Faisons ça, et faisons en sorte que les plaques des bagnoles qui passent devant soient li-sibles. Je vais demander à Dorian si l'on peut les faire passer par un programme qui montrerait celles qui reviennent. Il pourrait aussi nous dire s'il y a un dossier dessus.
Ils avaient accès à la base de données des plaques minéralogiques de l'Ontario grâce à un cousin de Dorian qui y travaillait.
- On pourrait aussi lui demander de voir s'il y a des vidéos de la fusillade, ajouta Wendell.
- Excellente idée. Maintenant qu'on a un plan, je vais prendre une douche.
- C'est bien raisonnable, alors que tu es troué de partout? interrogea Wendell.
Griffin leva les yeux au ciel.
- Pour l'amour de Dieu, t'es pas ma mère. Ça va.
Ce n'était qu'en partie un mensonge. Il les laissa pour passer au premier. Il vivait dans les deux étages du haut. Quand il avait acheté le bâtiment, il avait combiné les trois locaux du rez-de-chaussée pour en faire un grand magasin pour son commerce de cannabis, et il avait converti les appartements des étages pour en faire une seule habitation luxueuse. Deux étages. Le premier comportait une immense cuisine qui s'ouvrait sur un salon avec quatre canapés et quelques fauteuils. Il avait besoin de place pour les réunions de la Meute. Des rangements, une buanderie et une salle de bain complétaient l'espace. Le dernier étage était un espace entièrement ouvert, avec une salle de gym dans un coin, une salle de bain somptueuse dépourvue de murs, un lit immense, un autre coin salon, et un bureau pour son ordinateur.
Il se déshabilla et grimaça en constatant les dégâts. Il guérirait, mais il en garderait quelques cicatrices supplémentaires. Il s'en fichait en soi, mais ça lui vaudrait des questions de la part de ses partenaires auxquelles il préférait ne pas répondre. Ce genre de distractions l'agaçait quand il avait juste envie de baiser.
Seul, il s'autorisa à siffler quand l'eau chaude toucha sa peau meurtrie. Il pouvait supporter beaucoup de douleur, plus que la plupart des gens. Et en tant qu'Alpha, même durant l'abominable méta-morphose, il ne la montrait pas. Montrer sa douleur était une faiblesse.
Mais il s'autorisa à la ressentir en cet instant, et se laissa aller sous le jet brûlant en revivant ces secondes terrifiantes et rapides où il avait failli perdre la vie.
Il aurait dû mourir.
Mais ça n'avait pas été le cas. C'était la seconde erreur de ses agresseurs.
La première? S'en prendre à lui.