Chapitre 5
Kimmy
C'est dingue !
Je n'arrive pas à lui faire la tête et Dana le sait pertinemment. J'ai d'abord tenté de rester silencieuse durant une bonne partie du chemin pour lui montrer mon mécontentement, mais cela n'a duré que quinze minutes tout au plus. Ensuite, je lui ai tenu le sermon le plus long qu'il m'était possible de faire mais, là encore, elle n'a pas semblé s'émouvoir pour autant. Je reste même persuadée qu'elle ne m'a écoutée qu'à moitié.
Cette fille est coriace. Coriace et fêlée, je vous dis
Pour finir, la devanture du restaurant où nous allons s'est imposée devant moi et je ne pouvais plus décemment me permettre de m'énerver. Elle est encore une fois sauvée par le gong ! Nous avons pris place à la table désignée par le serveur si bien que je fulmine toujours en consultant la carte qu'il me tend.
Je ne me suis pas changée, n'ai fait aucun effort vestimentaire et, à vrai dire, je m'en contrefiche.
Là sur le coup, je suis ravie de pouvoir lui tenir tête sur ce point. Surtout que je devine que cela doit certainement la démanger de me faire une remarque, mais elle s'en abstient. C'est mieux pour elle...
Petite victoire personnelle!
N'est pas né celui qui me détournera de mes Vans... et Dana Rosenfield ne fait pas exception !
Je me fiche bien de faire pâle figure à côté des talons vertigineux de Dana. De toute façon, ce n'est qu'un diner informel et ce n'est certainement pas le plat de poisson sur lequel j'ai jeté mon dévolu qui m'en tiendra rigueur. D'ailleurs, ma meilleure amie a la sagesse de ne pas commenter. Je crois que je lui ai déjà bien assez volé dans les plumes pour aujourd'hui.
Mon quota est épuisé et elle le sait.
- Je ne dirai rien, m'interrompt-elle dans mes réflexions.
- Que dis-tu ?
- Je vois bien le petit sourire satisfait sur ton visage qui dit : « Je t'ai eue », fait-elle en désignant mon visage d'un moulinet de la main. Je te connais trop bien, Kim, je ne te ferai pas ce plaisir, ajoute-t-elle en se plongeant subitement dans la lecture des plats.
- Et lequel alors si tu me connais si bien ? je la taquine gentiment, histoire de la piéger.
- Celui de te parler de ta tenue.
Et mince, elle me connaît définitivement trop bien !
Dana 1 - Kim 0
Game over
C'était mal connaître Dana de croire qu'elle se contenterait d'un maigre repas et d'une courte soirée. Résultat, en deux temps trois mouvements, me voilà embarquée bien malgré moi dans un after.
C'est bien ma veine !
En effet, le serveur avec qui elle a sympathisé et qui, il me semble, espérerait bien plus, nous a proposé de le suivre avec sa bande de potes dans le club d'à côté à la fin de son service. J'ai bien entendu protesté en vain puis me suis ravisée parce que je ne tenais pas particulièrement à laisser mon amie seule dans le pétrin avec ces inconnus. Quoique, bien souvent, c'est moi qui m'y englue Ma bonté me perdra peut-être mais je ne pouvais pas ne pas l'accompagner, c'est dans le sis code !
Après tout, on ne sait pas vraiment qui sont ces mecs. Je n'accorde pas ma confiance facilement (contrairement à Dana), j'ai appris que le pire des bourreaux et des connards pouvait se cacher derrière une parfaite gueule d'ange.
Voilà comment je me retrouve à minuit passé dans un bar branché rock, seulement à quelques pas du restaurant où nous avons diné. Par chance, le lieu n'est pas si mal et la musique, une fois n'est pas coutume, n'est pas un supplice pour mes oreilles. À la réflexion, ma tenue ne détonne finalement pas avec l'ambiance du lieu. À la bonne heure!
Même ma bière que je prends tout mon temps à avaler n'est pas mauvaise. Je sais que ce n'est pas ce dont raffole Dana, mais elle s'y plie volontiers. L'effet de groupe, dira-t-on. Pour ma part, je trouve que les choses simples sont mille fois plus savoureuses, plus authentiques, plus franches, plus entières... bref, meilleures, en clair. Je m'amuse avec le goulot de ma bière, laissant la froideur du verre mordre mes lèvres sans porter d'attention à la discussion qui se joue à côté de moi. Si ma meilleure amie s'est immédiatement fait une place dans la bande de copains du serveur, je préfère rester à l'écart de mon côté. Certains ont bien tenté d'engager la conversation avec moi mais j'ai très vite coupé court et me suis éloignée, faisant passer un message clair et limpide : « Foutez-moi la paix. »
Parfois paraître étrange ne me dérange guère...
Ma bière au bord de ma bouche, je laisse mon regard errer tout autour de moi. J'aime bien observer, analyser, comprendre, et c'est bien plus facile d'y parvenir en se rendant transparente.
J'inspecte la décoration, regarde les couples se former, d'autres se disputer. Certains dansent, se perdent dans la contemplation des téléviseurs accrochés un peu partout sur les murs, diffusant un match de je ne sais quoi auquel je ne prête que très peu d'attention. Ce n'est pas ce qui m'ntéresse.
J'adore regarder les gens. Je suis attirée par le barman qui avec beaucoup de précision et de concentration exécute son travail sans une minute de répit. Le bar est plein à craquer ce soir. La foule devant le comptoir se disperse et c'est là que je l'aperçois, dans un léger interstice entre deux clients.
Assis au bar, son regard est braque sur moi.
Soudain, l'adrénaline monte, mon cœur s'emballe, des frissons parcourent mon corps tout entier tandis qu'une brusque sueur froide serpente le long de mon échine. Je suis prisonnière de ses iris quelques secondes, mais cela suffit pour me transir d'effroi. Il y a bien longtemps que je ne crois plus aux coïncidences de la sorte. Croiser le même type deux fois de suite dans la même journée en train de vous fixer n'est pas chose normale. Surtout dans ma vie à moi.
Je le perds alors de vue, gênée par un essaim de fêtards qui entrave mon champ de vision.
Qui est ce type ? Il me cherche ? Il m'a retrouvée ? Quand cela cessera-t-il enfin ? Que me veut-
il?
En l'espace de quelques secondes, ma confiance, mon assurance... tout m'échappe. Lui, celui que je hais au plus haut point, a toujours le pouvoir de réduire en miettes des années d'acharnement pour retrouver assez de force et d'estime pour apprécier la vie, et ce constat est affligeant. En cet instant, j'ai l'impression de redevenir l'adolescente naïve que j'étais à l'époque.
Je me trouve dans un club bondé et pourtant je suis loin...
- Kim ? Kim ? Kim ! m'interpelle Dana tout en me secouant.
Je ne me suis pas rendu compte qu'elle s'était déplacée et qu'elle est désormais assise à mes
côtés
- Qu'est-ce qu'il t'arrive à la fin ? Tu es blanche comme un linge, continue-t-elle en frottant
frénétiquement mes bras comme pour me réchauffer.
Je croise son regard sans rien ajouter.
- Purée ! C'était trop tôt, beaucoup trop tôt, mais je pensais que tu étais prête, marmonne-t-elle en s'excusant à demi-mot. Les gars, on s'absente au petit coin, leur lance-t-elle avant de prendre ma main et de me tirer a sa suite.
Elle m'entraîne rapidement vers l'endroit escompté à l'abri des regards et de l'agitation.
Reprendre mes esprits après une crise de panique me demande beaucoup d'effort et d'énergie. Avec le temps et des exercices de respiration, j'ai appris à les contrôler.
Inspire, expire, dit-elle en m'accompagnant dans mon mouvement et ma tentative
relaxation.
Une fois la pression redescendue et mon calme revenu, je me tourne vers Dana qui ne me quitte
pas une seconde du regard, inquiète.
- Je suis suivie, je lâche en vrac lorsque parler n'est plus un souci.
- Quoi ? Ne me dis pas que ce taré recommence.
- J'en ai bien peur...
- Punaise, ce type est complètement cramé. Il ne te fichera jamais la paix, ma parole ! s'énerve-
t-elle en trépignant devant moi autant que le petit couloir dans lequel nous sommes le lui permette.
- Comment t'en es-tu rendu compte ? reprend-elle après avoir digéré l'information.
- J'ai croisé un type tout à l'heure devant mon boulot, et ce même gars se trouve ici même,
attendant sans doute mon retour, à l'heure où je te parle.
- Quoi ? ! Mais pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ?
- Je ne savais pas, je... j'espérais me tromper, j'avoue alors d'une voix triste.
Oh Kim, ça va aller. Je suis là, tu le sais, tente-t-elle de me rassurer en m'entourant de ses
bras. C'est peut-être une coïncidence, ajoute-t-elle sans en être elle-même convaincue.
- Dana, il y a bien longtemps que je ne crois plus aux coïncidences. Ses yeux étaient fixés sur
moi, sans parler des courriers anonymes que je reçois.
- Attends, c'est quoi ce bordel ? me coupe-t-elle tout en cherchant mon regard fuyant.
- Je ne voulais pas t'inquiéter.
Ah super, donc au lieu de m'effrayer moi, tu as préféré garder ça pour toi toute seule et vivre
dans la peur. Tu délires, ma vieille ! Depuis quand ça dure ?
- C'est déjà arrivé quelques fois.
- Kim, c'est maintenant que tu me le dis ? ! s'exclame-t-elle, hors d'elle.
Comprends-moi, Dana. J'en ai plus que marre de timpacter avec tout ce qui m'arrive, je
renchéris en nouant mes mains aux siennes.
- Foutaises et tu le sais. Entre nous, c'est à la vie, à la mort. On est là l'une pour l'autre, OK ?
me répète-t-elle en collant son front contre le mien.
Elle me tend son petit doigt comme lorsque nous étions enfants et j'y crochète le mien tout en
répétant « À la vie, à la mort », sans la perdre du regard.
- Bien, maintenant raconte-moi cette histoire de lettres, me presse-t-elle une fois que nous nous
sommes séparées.
- J'en ai recu quelques-unes après ce qui est arrivé, puis ca a cessé et depuis un mois, l'en ai
reçu trois. Le message n'est pas posté, il est juste déposé dans ma boîte aux lettres.
- L'enfoiré, lâche Dana sans se retenir. Il me dégoûte. Qu'y a-t-il d'écrit ?
- Quelques mots. Parfois une phrase sur mon physique, ma personnalité ou encore une citation.
Cela dépend de son humeur, je présume. Il prend son pied à se rappeler à mon bon souvenir.
- Il faut prévenir la police, crache-t-elle, un brin paniquée.
- Pour quoi faire ? Tu as vu ce que ça a donné la première fois... Pourquoi me croirait-on cette
fois-ci?
Après un silence lourd de sens, je reprends :
- C'est comme cela, le monde est pourri. Tant qu'il n'aura pas trouvé une autre victime ou une nouvelle obsession, je resterai son souffre-douleur. Mais là, avec ce type, je ne sais pas trop ce qu'il manigance, mais il semble être passé un cran au-dessus. Les lettres, passe encore, mais je refuse qu'il me prive de ma liberté...
- Que fait-on ? m'interroge Dana, aussi paumée que moi en cet instant.
- Écoute, va jeter un œil pour voir s'il est toujours là-bas. Brun, cheveux courts, la trentaine,
accoudé à l'extrême gauche du comptoir.
Elle commence à se diriger vers l'entrée du couloir tandis que je réfléchis.
- Dana ? je l'interpelle.
- Oui ? me répond-elle en se tournant dans ma direction.
- Tu te fais discrète, il ne doit pas te voir ni comprendre ce que nous fabriquons, je la mets en
garde, faisant appel a son bon sens.
- Tu me connais, je suis une actrice née, ajoute-t-elle, un masque d'assurance se plaquant sur
son visage de façon totalement déroutante.
- Justement, c'est bien ce qui me fait peur, je marmonne, inquiète.
Je trépigne dans l'attente de son retour. Je croise quelques filles qui entrent dans les toilettes et un employé qui se dirige vers ce qui me semble être une réserve. J'ai le temps de tout inspecter autour de moi. J'en arrive même à me demander ce que fabrique ma meilleure amie pour mettre tant de temps à revenir. Je suis clairement sur les nerfs
L'employé croisé tout à l'heure réapparaît et s'oriente vers l'endroit où je suis, se demandant sans doute ce que je fais ici toute seule. Puis sans me prêter plus quère d'attention, il gagne une porte que je n'avais pas remarquée, dissimulée au fond de l'espace, une cigarette à la main. De là où je suis, je distingue la rue que je reconnais vaguement comme être celle se trouvant derrière l'établissement. Je le sais puisque nous sommes passées devant, Dana et moi, lorsque nous suivions son crush, notre serveur du restaurant Italien. Je n'ai pas le temps d'aller voir de plus près que Dana déboule, venant à ma rencontre avec deux verres de je ne sais quoi dans les mains.
Sans comprendre, je regarde tour à tour les verres avant de reporter mon attention sur son visage
pour qu'elle me donne une explication.
- Qu'est-ce qu'il y a ? me fait-elle comme si tout était normal.
- C'est quoi, ça ? je demande en montrant les boissons qu'elle tient devant elle mais qu'elle
semble déia avoir oubliées.
- Oh ça ? enchaîne-t-elle en levant les pintes devant elle. C'est ma diversion. II y avait tellement de monde au bar que pour m'assurer de sa présence, j'ai dû me frayer un chemin jusqu'au comptoir et l'ai improvisé.
- OKKKKK..., je lâche, tentant de la suivre dans son raisonnement. Et ?
Il est toujours là. Il est plutôt beau gosse mais incroyablement flippant. Le genre « regard de
tueur »
- Dana, tu ne m'aides pas là, je l'interromps avant qu'elle n'en dise plus.
- Oui, tu as raison. Bon, on fait quoi là ?
- Moi, je me casse par là, je réponds en lui indiquant la porte de derrière. Et toi, tu retournes
avec tes potes du soir.
- Quoi ? ! Il en est hors de question. On se tire à deux, je ne te laisse pas toute seule dans cette
galère.
- II le faut pourtant. S'il ne nous voit pas revenir, il va vite se rendre compte que quelque chose
cloche. Laisse-moi partir seule, je vais prendre un taxi. Profite de ta fin de soirée, OK ?
- Kim, hésite-t-elle. Je pourrais dormir chez toi.
Ce n'est pas une solution et tu le sais. C'est à moi de régler ce problème. Je ne laisserai pas
ses manigances m'atteindre, sinon, c'est comme s'il gagnait une seconde fois.
- Je comprends, acquiesce-t-elle tout en arborant une mine sombre. Tu m'envoies un SMS.
- Sans faute ! je lance tout en me dirigeant vers la porte. Dana, je l'interpelle avant de sortir, les
verres, j'ajoute tout en les lui indiquant.
- Ah oui, merci. File, me presse-t-elle avant de se diriger de son côté vers le petit coin, sans
doute pour les abandonner.
Heureusement que je sors toujours légère, avec pour seul bagage mes effets personnels contenus dans ma petite besace que je ne quitte pour ainsi dire jamais. Sans demander mon reste, je passe la porte de service et m'engouffre dans la rue noire sans prêter attention au type du staff qui m'appelle.
Manque de bol pour lui, il ne m'impressionne pas, pour la seule et simple raison que j'ai bien plus
à craindre ce que je fuis... mon passé.