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Chapitre 5

Ambre

- Bon alors, on en prend combien ?

Holly et Esther sont allongées sur mon lit, regardant avec attention le prospectus de la pizzeria.

Je suis sur le rebord de ma fenêtre, une feuille de papier sur les genoux, mon portable dans une main et un stylo dans l'autre, attendant qu'elles se décident. Puisque mon père et Mia sont partis manger chez des amis dans le sud de San Francisco, ce soir, j'ai décidé que ce serait pizzas et commérages entre filles. Cameron m'a clairement dit de ne pas m'occuper d'eux et qu'il allait faire à manger à Astrid et Jayden, me laissant ainsi profiter d'un peu de temps avec mes copines. Nous sommes donc tranquilles pour la soirée et pouvons nous adonner à nos activités préférées : nourriture grasse, ragots et séries. Un bon petit moment en perspective.

- On en prend deux moyennes : une Mexicaine et…

- Je veux une Régina, moi, enchaîne Holly.

Je griffonne leurs propositions sur le bout de papier que j'ai entre les doigts puis compose le numéro de la pizzeria pour commander.

- D'ici vingt minutes ? Parfait. Je vous remercie, au revoir.

- J'ai déjà tellement faim, se plaint Esther alors que je raccroche.

- Fais pas genre, tu vas manger une part et tu seras gavée. Comme toujours, me moqué-je, faisant rouler mes yeux au passage.

Elles rigolent.

- Bon d'ailleurs, commence Holly, tu as évité le sujet toute la semaine mais là tu ne peux plus te

débiner.

Je sais pertinemment de quoi elle veut me parler et boude, un peu agacée. Je n'ai pas du tout envie de parler de M. Tête-de-con. Déjà parce qu'il n'y a pas grand-chose à dire. Ensuite parce que depuis le début de dispute que nous avons évitée de justesse le week-end dernier avec Esther, je tente du mieux possible de ne plus remettre le sujet sur le tapis. Pourtant, Dieu seul sait comme ça a été compliqué avec Holly et sa curiosité.

- Il n'y a rien à dire. Il ne me calcule pas.

- Encore ? Mais comment est-ce qu'il peut ignorer une personne qui vit littéralement avec lui ?

reprend Holly, dubitative.

-Il peut ! Et il le fait à la perfection.

- Tu tentes de t'intéresser à lui au moins ? m'interroge Esther, en essayant d'avoir l'air détaché.

- Oui, j'ai essayé de lui poser des questions mais il n'y répond pas. Il me laisse en dehors de toutes conversations et activités qu'il a avec son frère.

Enfin, pas exactement toutes....

- Il est insupportable, terminé-je vivement.

Rien que d'en parler, j'en ai la mâchoire qui se crispe et les muscles de la nuque qui se raidissent. Et ce n'est rien face à la sensation de malaise qu'il provoque chez moi lorsqu'il entre dans une pièce... Je ne comprends pas pourquoi il ne cherche pas à me parler et m'intégrer dans son petit monde, alors qu'il semble adorer ma petite sour et mon père, à qui il a fait une vraie place dans sa vie.

- Après, ça ne fait que quelques jours. Il faut laisser le temps au temps, tente de me rassurer Esther.

- En tout cas, je ne sais pas comment tu fais pour vivre avec lui, enchaîne Holly, il est tellement beau que ça me briserait le cour à ta place de ne pas pouvoir y toucher.

Elle plaque une main sur sa poitrine et soupire bruyamment. Je fais mine d'être dégoûtée par ce qu'elle insinue, cherchant tant bien que mal à dissimuler ma gêne. Les souvenirs de lundi que j'avais pourtant essayé de chasser me reviennent en tête, me rappelant ainsi la triste vérité : les fourmillements dans le bas du ventre, le cœur qui bat, mon incapacité à respirer, l'odeur enivrante de son sweat. Je pense avoir été, à ce moment, très loin de ressentir du dégoût. En revanche, je préfère ne pas leur en faire part. J'ai été sensible à son attention parce que j'étais fatiguée. Ça n'avait rien d'exceptionnel, il m'a prêté un sweat. Et la chair de poule, les papillons dans l'estomac, c'était de la surprise. Un attrait pour l'inconnu, pour une facette de Jayden que je ne connaissais pas, du moins pas en ce qui me concerne.

C'était forcément ça. Juste de la fatigue...

- Tiens, c'est pour nous, ça ! indique Holly, l'index levé en l'air en réponse à la sonnette de la porte d'entrée qui vient de retentir.

Sauvée par le gong...

Je me lève du rebord de la fenêtre et vais fouiller dans mon sac à la recherche de mon porte-monnaie.

- Laisse, c'est pour moi, me propose Esther avant que je n'aie le temps de sortir quoi que ce

soit.

- Tu es sûre ?

- Oui, ça me fait plaisir.

Nous la remercions avec un sourire et je l'accompagne jusqu'en bas des escaliers. Arrivées devant la porte, nous ouvrons au malheureux livreur que nous avons fait poireauter plusieurs minutes.

Pourtant lorsque je tire sur la poignée, mon plus beau sourire aux lèvres, prête à m'excuser, personne ne se trouve sur le seuil. Je fronce les sourcils et lance un coup d'oeil interrogateur à ma voisine. Aussi confuse que moi, elle hausse les épaules et me laisse refermer la porte derrière nous.

- Quelqu'un a pris les pizzas ? crié-je au rez-de-chaussée.

- Elles sont dans la cuisine.

Je me précipite dans la pièce, Esther dans mon dos, et y retrouve Cameron, essayant de faire à manger. Ma commande trône fièrement sur le plan de travail.

- Je te dois combien pour les pizzas ? lui demande Esther.

- Moi ? Rien du tout, ce n'est pas moi qui ai payé, répond-il, la tête penchée au-dessus de son

eau bouillante.

- Qui ça alors ? insisté-je, les sourcils froncés par l'incompréhension.

- Jayden a insisté pour les régler à ma place.

Il se retourne enfin vers nous, une petite moue gênée sur le visage, nous laissant entendre qu'il n'a pas vraiment eu son mot à dire. Je plisse les yeux, incrédule et plaque mes poings sur mes hanches.

- Pourquoi il voudrait payer mes pizzas, lui ?

- J'en sais rien, moi, t'as qu'à lui demander !

Sauf que je ne suis vraiment pas d'humeur pour une énième confrontation silencieuse avec lui...

- De toute façon, ça m'étonnerait qu'il accepte que vous le remboursiez, ajoute-t-il.

Depuis quand fait-il quelque chose de serviable, lui ? Quoi qu'il en soit, je ne vais pas lui courir après pour savoir.

- Estime-toi heureuse qu'il ait fait le premier pas, continue Cameron. Je vous adore tous les deux, mais votre petit manège de « je t'ignore, moi aussi » commence à devenir pesant.

Il marque une pause et me regarde droit dans les yeux.

- J'aimerais que ça cesse, tu comprends ?

Je me contente de hocher légèrement la tête, consciente que cette situation le fait autant, voire davantage, souffrir que moi. Il m'en avait déjà parlé une fois, du fait qu'il détestait nous voir nous comporter comme si nous n'étions que deux inconnus. Nous voir nous éviter et faire semblant que l'autre n'existe pas alors même que nous sommes dans la même pièce. Malheureusement, je ne suis pas la seule fautive dans l'histoire, mais je ne suis pas certaine qu'il en parle beaucoup avec son frère.

- Tu sais que « je tignore, moi aussi » est une expression qui n'existe pas ? me moqué-je.

- Oh, ferme-la, lâche-t-il en rigolant, montez rejoindre Holly. À l'heure qu'il est, elle doit se demander si vous ne vous êtes pas enfuies loin d'elle.

Il prend les pizzas et me les fourgue dans les mains en riant, avant de nous pousser délicatement vers la sortie de la cuisine.

Quand je monte les escaliers, je suis incapable de penser à autre chose qu'à ce que vient de me dire Cameron. C'est l'une des premières fois où nous discutons de la situation entre Jayden et moi, sans tourner autour du pot. Nous avons toujours tous fait en sorte d'ignorer le sujet, de faire semblant, même si ce n'est pas possible de ne pas voir que quelque chose cloche entre nous.

Et si son geste était une manière de me proposer une trêve ?

Il a peut-être compris que ça ne peut plus durer en sachant qu'il va passer la majeure partie de son été ici, avec moi. Peut-être que, sans vouloir me le dire par des mots, il me le fait comprendre par des gestes. Peut-être que lorsqu'il m'a prêté son sweat lundi soir, c'était aussi sa façon de faire un pas vers moi. Peut-être qu'il a lui aussi senti qu'il y avait eu quelque chose de différent quand il était planté devant moi et qu'il... Je trébuche sur la dernière marche, manquant de faire s'étaler par terre les deux pizzas durement gagnées.

- Qu'est-ce que tu fous derrière ? se moque Esther.

- Rien, marmonné-je

Une mèche me barre la moitié du visage et je grimace d'avoir été aussi stupide et distraite. Voilà que je commence à délirer complètement sur les prétendus agissements de Jayden.

Lui, vouloir faire une trêve ? C'est beau de rêver.

Lui, serviable avec moi ? Ça a dû lui arracher le cœur.

Lui, avoir été sensible à mes beaux yeux ? Je dé-raille.

Stop!

***

Il y a un monde fou à l'Écho ce soir. Les tables à l'étage sont pratiquement toutes occupées et la piste de danse n'est presque plus visible tant les gens y sont agglutinés en masse. Je travaille au rez-de-chaussée ce soir avec Holly et j'en suis plus que ravie. Seul bémol, notre troisième partenaire :

Ginger. Un mètre soixante-quinze de sex-appeal, longs cheveux blonds soyeux à souhait, des yeux verts à tomber, des jambes interminables et une peau laiteuse qui ne demande qu'à être touchée.

Officiellement, je la déteste. Officieusement, j'en suis terriblement jalouse. Elle est un peu plus âgée que Holly et moi, elle est douce, charmeuse et très souriante - ce qui lui confère des pourboires aux montants plus qu'exagérés. Et le soir où tous mes potes sont là, il a fallu qu'elle soit toujours aussi belle...

- Eh! Ambre !

Alors que je m'apprête à atteindre le bar, une main s'enroule autour de mon bras et m'arrête dans ma course. Je me retourne pour faire face à Tyler.

Je l'avais presque oublié depuis hier....

- Tu as besoin de quelque chose ? demandé-je tandis qu'il me sourit et lâche sa prise.

- Pardon, j'espère que je ne te dérange pas dans ton taf.

Devant sa gêne flagrante, je pose mon plateau et me concentre sur lui.

- J'ai cinq minutes, l'invité-je à poursuivre.

- C'est que je me disais que, peut-être, tu accepterais de boire un café avec moi dans la semaine à venir.

- Un café ? répété-je, étonnée.

- Oui. Enfin, à moins que tu ne préfères un repas, ou juste un goûter.

- Non. C'est juste que je suis surprise.

Déconcertée par sa demande, je l'observe plusieurs secondes avec insistance, comme s'il allait

disparaitre tel un mirage tout droit sorti de mon imagination.

- Tu n'es pas obligée, si tu n'en as pas envie, continue-t-il avec prudence.

- Il faut que je reprenne le boulot, bégayé-je.

Je recule, hésitante, et il s'en va, rejoignant sa table en trottinant.

C'était quoi, ça ?

Est-ce qu'il veut juste qu'on discute un peu, ou est-ce qu'il a envie de... plus ? Et est-ce que moi,

j'en ai envie ?

- Holly !

Je fais signe à mon amie, qui me rejoint, un plateau de verres vides dans les mains et une

queue-de-cheval sur la tête qui ballotte à chaque pas qu'elle effectue en ma direction.

- Tyler vient de me proposer d'aller boire un café cette semaine.

— Sérieux ? Et t'as accepté ?

- Je devrais refuser ?

Elle jette un coup d'œil rapide à la table où il se trouve avant de répondre :

- Tu n'as pas à prendre ça comme un rencard. Vous êtes amis maintenant, alors je pense que tu peux y aller sereinement. Vous discutez et tu verras bien ce que ça donne.

Elle me sourit tendrement et tente de me lancer un regard d'encouragements.

- Tu as raison...

Je la remercie, rassurée par son soutien et la laisse retourner travailler. L'ambiance dans la salle est au rendez-vous et le bar ne désengorge pas. Les clients continuent d'affluer par les portes d'entrée et, à l'instant où je tourne mon visage vers les nouveaux arrivants, mon cœur rate un battement.

Jayden est là, un sourire aux lèvres et un tee-shirt noir sur le dos. Son regard parcourt la salle et se pose sur moi. À l'instant où nos yeux entrent en contact, il reprend un visage impassible. Celui auquel je ne m'habituerai jamais. Il reste là à me fixer quelques secondes, puis un de ses potes lui tape sur l'épaule et il se détourne, avant de suivre tout son groupe dans le fond de la salle. Jayden White, tu es un connard.

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