Chapitre 4 ~ Ash
— T'es sûr de toi mec ? Ça me prendra cinq minutes franchement.
— Je préfère marcher Kyle, vraiment.
— C'est toi qui vois.
Il ne cherche pas à comprendre et c'est exactement ça que j'aime chez lui. Il sait s'intéresser sans se montrer intrusif. Les gens comme lui ne se trouvent pas à tous les coins de rues. Je lui souris sincèrement et d'un geste lui souhaite une bonne soirée, avant de m'éloigner.
Les mains dans les poches et les écouteurs vissés aux oreilles, je rentre d'un pas lent chez moi. C'est stupide de marcher plus d'une vingtaine de minutes alors que quelqu'un vient de me proposer de me déposer. Mais si je pouvais marcher deux heures avant de rentrer chez moi, je le ferais. Tout pour retarder un maximum le moment fatidique de franchir le seuil. Seulement mon père sait très bien la distance séparant le lycée de la maison, prolonger inutilement le trajet ne m'attirerait que des ennuies. La liste est déjà bien assez longue.
Inévitablement, en marchant, je me laisse aller à penser.
Comme prévu cette journée de rentrée a été d'une routine mortelle. Les gars sont restés fidèles à eux même mais leurs compagnies insouciantes, comme si la vie ne leur avait jamais donné son lot d'épreuves, m'avaient manquées. Cependant au-delà de cette légèreté d'esprit agréable, je dois bien avouer que revoir Kyle en particulier m'a fait plus plaisir que je ne l'aurais pensé. Je peux presque m'avancer à le considérer comme un véritable ami, ce qui est étrange. Étrange car j'apporte assez peu d'importance aux gens en règle générale. Si l'on n'attend rien d'eux, ils ne peuvent pas nous décevoir. Au moins une chose que m'aura appris la vie...
Un sourire étire mes lèvres en repensant au nouveau, qui pas plus tard qu'hier me qualifiait d'asocial. Je me demande s'il sait à quel point il est proche de la vérité. Je suis du genre à me fondre dans le décors, parce que c'est tellement plus facile de faire semblant. Semblant d'être le gars populaire, semblant d'être entouré d'une foule d'amis, semblant d'en avoir quelque chose à faire... Je sais que je ne pourrai jamais m'ouvrir réellement à personne, car c'est s'exposer et être à la merci d'être rejeté, d'être blessé.
Encore.
Certains pourrez penser que je profite des gens, et ils entièrement raison. Comme avec Maryssa. En voilà une qui ne m'avait pas particulièrement manquée... Fidèle à elle-même, elle a passé l'intégralité de la journée à me coller et me tourner autour, telle une fichue abeille autour de son pot de miel. Je ne dois pas me plaindre, je la laisse faire. Pour être parfaitement honnête je crois même que je l'encourage. Je préfère une abeille que tout un essaim. Je sais pertinemment qu'aucune autre fille ne se risquera à m'approcher tant que Maryssa fera partie du décors. C'est l'une des raisons pour laquelle je la tolère. Entre autre choses.
Sans que je sache réellement pourquoi, mes pensées se détournent une nouvelle fois vers ce Tommen, et une nouvelle fois je souris. Parce qu'il représente l'inconnu x dans l'équation, la donnée qui ne sort d'on ne sait où, mais qui a réussi à perturber ma routine. Pourquoi au juste, ça je ne saurais le dire. Je ne devrais même pas lui porter une quelconque attention , mais il m'intrigue. Ce qui est déjà un exploit en soit.
Ma première impression sur lui était qu'il ne représente qu'un emmerdeur de plus, cependant maintenant je suis bien obligé d'avouer que c'est un emmerdeur qui a des couilles. Ça se fait rare de nos jours. J'ai senti son regard sur moi à midi, du moins c'est l'impression que j'ai eu. Et je l'espère dans un sens. Parce que merde, il m'intrigue tellement que ça me plaît de savoir que la réciproque est peut-être vrai. À moins qu'il ne m'ait déjà percé à jour, en voyant le connard que je suis. Quelle importance au final ?
Un aboiement hargneux me tire de mes pensées et je sursaute. Le chien des voisins me regarde d'un œil mauvais tandis que je dépasse son portail. Quel débile. Je relève les yeux sur mon propre portail et ralentis le pas. On y est. J'aperçois la voiture de fonction de mon paternel dans l'allée et prends une grande inspiration. Je sens mon masque impassible reprendre sa place et monte les quelques marches du perron avant de franchir le seuil.
Des éclats de voix et des rires rauques me proviennent presque immédiatement du salon. Je comprends alors qu'il est avec ses amis et sens irrémédiablement mes épaules se tendre. Je suis obligé de traverser le salon pour rejoindre ma chambre. Et ça, ça fait chier.
Je baisse la tête et rase les murs du mieux que je le peux alors que son petit groupe de collègues s'entasse dans le canapé. Leur stéréotype de mecs bourrés autour d'un poker me donne la gerbe.
10 mètres.
J'y suis presque, l'escalier menant à ma chambre me tend les bras. Dos à moi, ils ne semblent même pas avoir remarqué ma présence.
7 mètres.
Des rires. Gras, rauques, immondes. J'entends des bouteilles s'entrechoquer et vois de la bière se renverser un peu partout.
5 mètres.
La voix de mon père qui grogne. Sa bière est vide.
2 mètres.
Ma main se tend vers la rambarde de l'escalier. Pourvu qu'il n'aille pas...
— Tiens, tiens, mais c'est que mon fiston est rentré ! Tu pouvais pas mieux tomber !
Et. Merde. Je me tourne vers eux et fais face à six paires d'yeux qui me fixent, tous un sourire aux lèvres. Le sourire de mon paternel est de loin le plus immonde de tous.
— J'ai plus de bière. Va m'en chercher, tu seras gentil.
— Bonsoir à toi aussi, papa, j'ironise.
Je ne devrais pas, mais c'est plus fort que moi.
— La cuisine est par là. À moins que tu ne préfères que je ne le demande à ta mère ?
Il me montre de son doigt la direction de la cuisine et de sa précieuse bière, son sourire mauvais ne l'ayant pas quitté. Je sens mes poings se serrer à tel point que mes jointures en deviennent blanches. La mâchoire toute aussi crispée que mes mains, je descends la première marche que j'avais réussi à atteindre et me dirige vers la cuisine. J'entends dans mon dos le rire de mon père, suivi par l'ensemble de ses collègues.
— Il faut savoir s'y prendre avec les sales mômes. Il tient ça de sa mère.
À nouveaux des rires. Je les entends à peine tellement mes oreilles bourdonnent de rage. Alors je sais que je ne devrais pas, mais c'est plus fort que moi je me retourne vers eux, comme au ralentit. Sans que je ne puisse rien y faire, les mots sortent seuls de ma bouche :
— Tu sais parfois il vaut mieux se taire et passer pour un con, plutôt que de parler et ne laisser aucun doute sur le sujet. Et tu l'ouvres un peu trop.
On pourrait entendre une mouche voler tant la tension est palpable dans la pièce. J'ai été assez fier de lui tenir tête, mais je commence à me demander si ça en valait vraiment la peine. Il se lève et se dirige lentement vers moi, son regard meurtrier rivé sur moi. Je ne cille pas. Il ne m'a jamais frappé et je sais qu'il ne commencera pas aujourd'hui. Pas devant ses collègues. Il a beau être le capitaine de police de cette ville, même lui n'est pas au dessus des lois. Mais alors que je vois ses propres poings se refermer, je commence à douter. Il n'oserait pas ?
Soudain ma mère arrive dans la pièce, une bière fraîche à la main et s'interposant entre nous. Elle pose une main sur son bras et le supplie du regard de me laisser. Mon regard à moi est toujours autant empli de rage et n'a pas quitté le sien une seule seconde.
— Allez Paul, ramène-toi ! Faut qu'on la finisse cette partie !
Un énième sourire étire ses lèvres, et sans me quitter des yeux il prend la bière des mains de ma mère et finit par rejoindre ses collègues. Seulement moi je n'arrive pas à me calmer. Il est allé trop loin. Une fois de plus. Je sens ma mère poser les mains sur mon torse et me pousser doucement vers la cuisine. Elle referme la porte et j'explose aussitôt.
— Mais t'as entendu ce qu'il dit sur toi ? Mais comment tu peux supporter ce type bordel ? Il te pourrit la vie depuis toujours ! Merde, maman !
Je vois ses mains trembler, mais elle ne se démonte pas et me regarde dans les yeux :
— Il n'a pas toujours été comme ça, je te l'ai déjà dis. Grâce à lui, on ne manque de rien, tu ne manques de rien et...
— À part d'un père tu veux dire ?
Ses yeux deviennent humides et je m'en veux immédiatement. Elle a toujours fait en sorte de tout endurer, ses nombreuses crises de colère et ses humeurs détestables, en espérant me les épargner à moi. Par amour pour moi.
Je la vois hésiter, puis la voix tremblante elle ajoute :
— Je sais que ce n'est pas la vie que j'aurais dû t'offrir, je... j'en suis tellement désolée. Mais crois moi quand je te dis que si on partait, ce serait bien pire.
Je n'en peux plus de la voir comme ça. Je m'approche et la sers fort dans mes bras.
— Arrête de t'excuser pour lui, je ne le supporte plus.
Elle me serre un peu plus fort, et on reste plusieurs minutes dans cette position. Je ferais tout pour ma mère, mais surtout je ferais tout pour la voir sourire comme avant, la voir heureuse. Elle le mérite. Mais je comprends aussi ce qu'elle veut dire. Mon paternel est sûrement l'homme le plus influent de la ville. Si elle le quitte qui sait ce qu'il pourrait faire pour lui gâcher définitivement la vie. Il ne s'en est jamais caché. Je le hais tellement que ça m'en fait peur.
Ma mère finit par se séparer de moi et tente de me sourire.
— Je suis sûre que tu as déjà des devoirs, mon chéri.
Je sais qu'elle me donne à demi-mot l'autorisation de rester enfermé dans ma chambre. Même si je me déteste d'être aussi lâche et de la laisser là, c'est exactement ce que je compte faire. Je ne peux tout simplement pas me retrouver dans la même pièce que lui.
Alors je fuis.