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L'amour Impossible

Elle l’avait déshabillée pendant le temps que j’ai essayé de faire connaître un peu en gros et rapidement le caractère qui doit donner la vie à cet récit.

Mme de Gesvres restait assise sur une espèce de divan très bas. Elle avait repris la lettre jetée par elle dans la coupe irisée où elle avait déposé les aigues-marines de ses oreilles. Elle se mit à relire nonchalamment cette lettre si vite parcourue et qui disait :

Madame,

Une de vos amies, Mme d’Anglure, a eu la bonté de vous parler de moi quelquefois. Je n’ose croire à un intérêt qui me flatterait trop, ne fût-il que la curiosité la plus simple. Mais vous avez eu la grâce de dire à Mme d’Anglure qu’elle pouvait m’amener à vos pieds. Ce n’est pas là précisément le mot que vous avez dit ; mais c’est ma pensée. Retournerez-vous contre moi l’absence de Mme d’Anglure, qui ne doit revenir à Paris qu’au commencement du printemps, et ne me permettrez-vous pas, Madame, de me présenter seul chez vous ? Agréez, Madame, etc.,

R. DE MAULÉVRIER.

C’était, comme l’on voit, un billet fort simple pour demander une chose plus simple encore : le droit de se présenter et la faveur d’être reçu, ce qu’il y a au monde de plus officiel dans nos mœurs.

Le billet avait raison quand il disait que Mme de Gesvres avait exprimé à Mme d’Anglure le désir de voir chez elle M. de Maulévrier. Il avait tort quand il ajoutait qu’il n’oserait croire et toute la sournoiserie de modestie hypocrite qui suivait. Personne n’était moins modeste que M. de Maulévrier, et il osait très bien croire à l’intérêt qui devait le flatter le plus.

Il faut bien dire, car c’est la vérité, que M. de Maulévrier était l’amant de Mme d’Anglure, et que celle-ci, liée avec la marquise de Gesvres, lui avait raconté dans des confidences intimement ennuyeuses pour l’amie chargée du rôle d’écouter, tous ses impertinents bonheurs. Jeune, expansive, enthousiaste, Mme d’Anglure avait fait de Mme de Gesvres le témoin de bien des folles larmes. Comme Mme de Gesvres allait peu dans le monde et que M. de Maulévrier était fort blasé sur les plaisirs qu’on y goûte, il n’était pas étonnant qu’ils ne s’y fussent jamais rencontrés. D’un autre côté, dans le temps du règne de Mme de Gesvres, M. de Maulévrier ne vivait point à Paris.

Une chose qui prouve admirablement en faveur de notre société actuelle, c’est qu’autant on se perd corps et âme dans le mariage, autant on reste à la surface du monde au sein de l’amour le plus profond et le plus vrai. Un homme gagne cent pour cent aux yeux de toutes les femmes quand il passe pour avoir cette rareté grande, une véritable passion dans le cœur. C’est une distinction inappréciable, une décoration qui sied à l’air du visage ; cela fait bien, comme diraient des femmes de l’ordre de la Toison d’or sur une cravate de velours noir. Malgré la démocratie qui nous emporte, la Toison d’or aura encore pendant longtemps un très grand charme de parure ; mais quand on ne l’a pas à s’étaler sur la poitrine, un attachement très avoué pour une femme en particulier pose merveilleusement auprès des

autres.

En sa qualité de femme, la marquise de Gesvres subissait cela comme les moins distinguées de son espèce. Aussi, plus d’une fois avait-elle demandé des détails à Mme d’Anglure sur la grande passion de M. de Maulévrier.

Le diable sait seul probablement ce qui se passait dans sa tête pendant que Mme d’Anglure répondait longuement à ses questions. Il y avait peut-être le singulier intérêt qui s’attache pour toute femme à un amour qui n’est pas pour elle ; peut-être aussi un peu de malice, car Mme d’Anglure paraissait un peu sotte à sa tendre amie, et celle-ci s’était étonnée plus d’une fois qu’une pareille femme eût pu fixer un homme du mérite de M. de Maulévrier.

En effet, M. de Maulévrier avait un mérite incontesté dans le monde ; il y jouissait d’une réputation superbe d’homme d’esprit qui, comme la Fortune, était venue s’asseoir à sa porte sans qu’il lui eût fait la moindre avance. Son indolence était telle qu’on pouvait le voir cinquante fois de suite et ne pas connaître, comme l’on dit, la couleur de ses paroles. Eh bien ! son silence lui réussissait. On le respectait comme un serpent engourdi ; il passait, à raison ou à tort peut-être, mais enfin il passait pour un homme supérieur.

Cette réputation était venue jusqu’à Mme de Gesvres. Aussi lui semblait-il étrange que M. de Maulévrier eût eu la méprise d’un amour sérieux pour Mme d’Anglure ; comme si l’esprit était nécessaire pour se faire aimer, quand on a des manières pleines d’élégance et un genre de beauté très relevé et vraiment patricien ! Ces avantages si nets, Mme d’Anglure les possédait à un degré éminent ; que lui fallait-il davantage ? Mme de Gesvres, qui jugeait un peu trop l’amour du point de vue commun à toutes les relations de la vie, croyait bonnement que l’esprit était la perle des dons que Dieu a répandus sur les femmes, et le Régent de leurs couronnes. Petit enfantillage égoïste, ordinaire aux personnes spirituelles qui ont la modestie d’ignorer que tout l’esprit du monde ou du diable ne vaut pas le plus léger mouvement d’éventail quand il s’avise d’être gracieux.

Et tout cela aurait dû, à ce qu’il semblait, donner à Mme de Gesvres l’intérêt de la visite qu’elle attendait le lendemain. Mais sa pensée

était si lasse, la nuit l’affaissait tellement sur elle-même, qu’elle était aussi déprise de tout que jamais en regardant sans voir le cachet qui

fermait la lettre de M. de Maulévrier.

À quoi pensait-elle ? – Elle ne pensait pas. Elle avait la torpeur de cet ennui qui noyait sa vie. Nulle préoccupation n’influait sur sa manière d’être. Nul pressentiment ne l’avertissait de la nouvelle ère que le lendemain commencerait pour elle. Les pressentiments n’atteignent jamais que les êtres chez qui l’imagination domine et le corps languit. Or, Mme de Gesvres avait beaucoup trop d’esprit pour avoir de l’imagination, et son corps ne languissait pas plus que les torses de Rubens.

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